Rama Thiaw
On regardait la télé, à la maison, en 2005, un match entre Tyson et Bombardier. Cela a été la première défaite de Tyson. Ma grand-mère a dansé, parce qu’elle était pour Bombardier, parce qu’il est Toucouleur. Mais, nous, les jeunes, on était dégoûtés. C’était la fin de quelque chose. L’idée du film, c’était de dire : c’est quoi, être Sénégalais, aujourd’hui. Aussi, par rapport à la lutte, qui m’a marquée. Notre spécificité à nous, c’est cela.
Philippe Lacôte
Au sein de la lutte, du rituel de la lutte, on pouvait retrouver tous les fondements de cette société sénégalaise. On parlait de cercle, d’arène circulaire, de notables qui arrivent, de tout ce processus social d’entrée dans le stade. Autour de cette lutte, on pouvait questionner toute cette société dans son combat, dans le combat de la jeunesse, la transmission, la mystique.
Rama Thiaw
Toutes les classes sociales, tous les corps de métiers (et aussi du coup, ethnies) sont représentés dans l’arène. Dans le stade, il y a tout le monde. Le cercle est une figure qui était là dès le départ. C’est une figure que l’on retrouve beaucoup au Sénégal : les mosquées, le cercle de la parole...
Il y a aussi la dimension mystique, de la foi dans la lutte
La société est une mosaïque et les gens convergent vers ce point qu’est le cercle arène. Le mystique fait partie de la société sénégalaise et se retrouve dans l’arène. La danse aussi, les chants aussi. Avant de passer au combat, il y a des clowns, des saltimbanques, parfois des poètes. Certains lutteurs sont plus connus pour leurs qualités de poètes, ou de danseurs que pour leurs qualités de lutteurs. Dans le film, Nger est plus intérieur que Dam. La danse du bakou, où l’on montre comment on va écraser son adversaire. Chacun exprime son individualité à ce moment.
Ce jeu rappelle celui de Mohamed Ali, avant d’affronter Foreman, en boxe américaine.
Durant l’écriture, Philippe m’avait conseillé de voir un film comme "When we were kings". On a échangé, avec pour objectif le film.
En tant que femme, est-ce que c’est difficile de mettre sa caméra devant ces hommes et pour un premier film, pourquoi les hommes ?
Je ne me suis pas dit "en tant que femme", je suis allée vers ce que j’aime. C’est pendant le tournage que les autres m’ont rappelée que j’étais une femme. Je suis allée filmer ce qui m’intéresse, ce que j’aime. Dans la société sénégalaise ou même ici, il y a toujours un moment où on nous rappelle que l’on est une femme. Mais ce n’est pas un état, une posture, d’être une femme.
Est-ce qu’il y a une spécificité du regard féminin, sur le corps masculin ?
Je ne pense pas. Il y a des hommes qui filment des femmes, il y a des hommes qui filment des hommes et c’est aussi sensuel. Je ne pense pas que c’est parce que je suis une femme que j’ai un regard plus sensuel. Quand on aime quelque chose, on a envie de porter un regard qui nous est propre. J’avais envie de montrer qu’ils étaient beaux, ces corps, aussi, c’était important. Les hommes baraqués, ce n’est pas du tout mon type d’homme ! mais je les trouve beaux. C’était important de montrer que ces hommes-là sont beaux. L’homme Noir est beau. On est toujours dans les modèles qui ne sont pas les nôtres. Montrer des modèles positifs, c’est important pour changer les images.
On est très impressionné par la dimension esthétique du film. Les couleurs, l’étalonnage, la manière de filmer, nerveuse, qui évoque parfois le clip...
J’ai vu beaucoup de choses différentes au cinéma. Des films d’action, de karaté, des films hindous, des films d’auteurs français (qui m’ennuyaient terriblement), des films en noir et blanc à la télé... et je m’intéresse aussi au cinéma sud-américain. Esthétiquement, je savais bien ce que je voulais pour Boul fallé. Il était important de trouver une esthétique qui corresponde à cette génération, qui est nourrie de musique hip hop, donc aussi de clips, mais pas uniquement de cela. Les affranchis, c’est un film très rapide, mais est-ce qu’on peut dire que c’est du clip ?
Philippe Lacôte
Ce sont plutôt des emprunts au clip, je trouve cela plutôt intéressant. Mais trouver une esthétique, ce n’est pas compliqué. C’est garder une esthétique, qui est difficile. On a d’abord travaillé sur un teaser et on a défini l’étalonnage, une sorte de charte esthétique du film. Lorsqu’on est arrivé au tournage, on est arrivé avec une caméra qui était déjà dé-saturée, par rapport aux couleurs. C’est d’ailleurs ce qui nous a amené à travailler avec la HD. Aujourd’hui, on voit bien que le cinéma qui vient d’Afrique est en panne de nouvelles formes. Nous venons de produire un film à Abidjan qui est très nouvelle vague, il n’est pas encore sorti. Je pense qu’il y a d’autres choses. J’ai bossé avec Atria, Andrée Davanture. Mais que l’on tente de nouvelles formes ! Ce qui nous a intéressé sur ce film, c’est une esthétique urbaine. Le quotidien de beaucoup de jeunes en Afrique, c’est la ville.
Quel est le lien entre le mouvement Boul Fallé et le fait de s’en sortir grâce à la lutte ?
Philippe Lacôte
On a fait jaillir le propos de ce mouvement Boul Fallé. Puis, il fallait arriver à des personnages, suivre le mouvement des universités jusque dans l’arène.
Rama Thiaw
Il fallait un mode de narration propre à cette jeunesse, qui s’est matérialisée dans la lutte et dans le hip hop. Aujourd’hui, Boul Fallé n’est plus un mouvement contestataire, puisque l’alternance a eu lieu, mais c’est devenu aussi une philosophie de vie. Le rap nous permet de rendre compte du politique. A travers la lutte, on est plus dans la lutte sociale. C’est un acte politique que de se revendiquer du mouvement Boul Fallé.
Le fait qu’Abdoulaye Wade soit passé au pouvoir, accompagné d’une contestation qui s’en prenait à Abdou Diouf : comment le mouvement est-il aujourd’hui, dix ans après ces luttes ?
Il faut continuer la lutte ! Abdoulaye Wade n’a pas tenu toutes les promesses qu’il avait faite à cette jeunesse. Wade a été porté par cette jeunesse Boul Fallé avec son slogan Sopi, le changement. On se rend compte qu’il a oublié beaucoup de choses. Il a baillonné la presse, il a envoyé des gens en prison parce qu’ils écrivaient des choses qu’il n’acceptait pas. Surtout, le pays n’avance plus économiquement. Mais si les choses avancent, c’est parce que des gens ne se reposent plus sur l’Etat depuis le début du mouvement Boul Fallé. L’économie avance sur des initiatives privées. Wade est libéral. Mais il n’est libéral qu’économiquement, pas juridiquement. On voulait plus de liberté au niveau de la juridiction. C’est la propriété privée que les jeunes réclamaient, à un moment, c’est à dire qu’il y ait une transparence par rapport au fait d’acheter des terrains. Le libéralisme nait par rapport à la propriété privée, à partir du moment où l’on dit que chacun peut mettre une parcelle autour de son terrain. L’économie n’est qu’une conséquence du libéralisme.
Le mouvement Boul Fallé est un mouvement de jeunes, il ne s’intéresse pas encore trop à la propriété ?
Ah, clairement que si ! C’est une jeunesse qui a envie de mieux vivre. Une jeunesse libérale.
Mais cette jeunesse ne se retrouve-t-elle pas un peu blousée par l’ultra-libéralisme d’Abdoulaye Wade ?
Philippe Lacôte
Cette jeunesse a trouvé, dans le libéralisme formulé par Wade, l’expression d’une liberté et la possibilité d’une initiative. Je peux monter mon studio de musique avec une vraie licence. Cette idée d’entreprise allait clarifier certaines initiatives. On se retrouve toujours dans cette nébuleuse...Vous êtes des enfants déçus de Wade, en fait !
Ce mouvement était aussi en réaction face à la France ?
Rama Thiaw
Bien sûr, c’était une réaction face à la France aussi. Ce n’est pas pour rien que Tyson arrive au stade drapé dans le drapeau américain. Senghor avait été placé président par la France. Il a permis à un de ses proches, Abdou Diouf, qui était socialiste, d’accéder au pouvoir. Abdou Diouf a été soutenu par Giscard, Mitterrand, Chirac. De droite ou de gauche, tous les gouvernements français le soutenaient. Donc, c’était une réaction aussi par rapport à la France. Le socialisme "français", au Sénégal, n’était pas du socialisme. Il n’y avait pas de répartition, il n’y avait pas de lois sociales, pas de sécurité sociale. Les congés payés n’existaient pas... On ne pouvait pas parler de socialisme. C’était une façade de démocratie. Et puis, il faut dire que la dévaluation a fait très mal. On ne dit pas assez que cette dévaluation correspond à la deuxième ré-élection de Diouf, ré-élection contestée (c’est sa troisième ré-élection). On le tient encore plus responsable, parce qu’il a signé cet accord de dévaluation imposé par la France, qu’il aurait pu dire "non !". Il était donc doublement traître. Après, il y a eu une famine, qui a duré un an. Les gens qui avaient 1000 francs n’avaient plus que 100 francs le lendemain ! Mais les prix, eux, n’avaient pas changé. Les élites, elles, avaient eu le temps de faire des transferts de fonds !... Donc, il valait mieux un libéralisme.
La jeunesse s’est donc politisée à ce moment là ?
Au Sénégal, la politique, on naît dedans !
Philippe Lacôte
Une des raisons pour lesquelles le mouvement Boul Fallé est critiqué au Sénégal, c’est que ce libéralisme-là, proposé par Abdoulaye Wade, permettait aussi de casser une hiérarchie familiale, un contexte traditionnel qu’ils trouvaient parfois étouffant, en disant : "si je suis meilleur que mon grand-frère, eh bien, je m’en sortirai mieux que mon grand-frère !". Et pas forcément : "je dois aider toute la famille". Ce libéralisme-là venait redistribuer les cartes à chacun.
Rama Thiaw
C’est vrai. Les cadets, ceux qui n’avaient pas fonction d’être responsable de famille, certains se sont retrouvés responsables de famille. Parce qu’ils ramenaient l’argent. En allant chanter du hip hop, en faisant des clips, en ayant des studios d’enregistrement, là où leurs aînés se faisaient faire des clips en Occident ou par des occidentaux. Eux, ont commencé à faire eux-mêmes leurs clips, avec leurs studios, leurs maisons de production. Ils ont développé une industrie. Le même effet s’est développé autour de la lutte.
Donc, toute une génération de jeunes s’est émancipée financièrement, de leur famille, dans des valeurs plus individualistes ?
Boul Fallé, ce n’est pas de l’individualisme ou de l’indifférence. C’est un moment pour se poser la question de qui on est. Penser à sa spécificité en tant qu’individu ne veut pas dire être individualiste. L’individualisme met l’individu en avant sur le groupe. Ici, il s’agit de se définir comme individus qui fonctionnons dans des sociétés de groupe. Quelle est notre spécificité, à nous ? Et à partir de là, comment pouvons nous l’exprimer ?
Philippe Lacôte
C’est plutôt une identité.
L’appartenance à un groupe de jeunes ?
Non, il n’y a pas de crise d’adolescence à Pikine, du moins pas encore ! On vit en groupe, au sein de sa famille.
Le fait d’être en groupe de rap ou d’être entre hommes à l’entraînement, on appartient à une sociabilité, avec des jeunes ?
En disant cela, j’ai l’impression qu’on est en train de calquer des modèles sociaux occidentaux à une société...
Philippe Lacôte
Ils ne sont pas en manque de sociabilité, ils sont en trop-plein de sociabilité ! Disons qu’à partir du moment où tout est fondé sur le groupe, il n’y a pas la nécessité de rejoindre un autre groupe, ou un sous-groupe. Il y a une nécessité, à travers ce groupe, de retrouver ce qu’on est soi. L’activité collective va donc être une manière de se retrouver soi, plutôt que de se sentir en groupe.
Rama Thiaw
Tyson a repris la lutte, qui était un sport marginalisé depuis les indépendances. Dans les années quatre-vingt, c’était le foot, le basquet : des sports qui n’étaient pas "sénégalais". Il remet au goût du jour une tradition, mais en cassant quelque chose aussi, parce qu’il n’a pas de marabout, pas de gri-gri. Il dit que ce qui compte, c’est de s’entraîner. Le travail. Le travail personnel. Et il gagne. Donc, ce n’est pas le fait d’appartenir à une élite, à une caste ou à un groupe qui fait que l’on va gagner un combat de lutte. A partir du moment où Tyson, qui habitait la banlieue de Dakar, donc Pikine, s’en sortait par ses propres moyens, cela donne un modèle, et tout le monde suit ! Au Sénégal, 65% de la population a entre 18 et 25 ans. Sur 10 millions d’habitants, les ¾ habitent Dakar et sa banlieue. Aujourd’hui, la société sénégalaise est une société urbaine.
Philippe Lacôte
En Europe, dans les festivals où on se retrouve pour montrer des films sur l’Afrique, l’image d’une Afrique urbaine est trop complexe pour être vendue facilement ! Je viens d’une banlieue à Abidjan. Il y a ceux qui ont quitté rapidement la ville et qui ont acheté un terrain, il y a ceux qui ont été chassés et qui se retrouvent là, il y a ceux qui sont arrivés du village la veille et pour qui c’est le prix le moins cher pour descendre du car, c’est une sorte de syncrétisme. Il faut passer du temps pour décoder les choses. Aujourd’hui, on se rattache encore à ces villages, à ces paysages, à ce calme africain... ! Mais dans l’Afrique urbaine, qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui est en train de s’inventer dans cette "bâtardise"... ? Dans un quartier en Côte d’Ivoire, il y a 25 langues parlées. On est même obligés de s’inventer une langue pour se parler. Je pense qu’il sortira quelque chose de cela. Il ne faut pas que cela fasse peur ! Et quelles nouvelles mythologies peuvent sortir de ces lieux-là ? A partir du moment où des gens vivent dans un lieu, ils ont besoin de se fabriquer une histoire, de se fabriquer des héros et des mythes. Tyson, on dirait que c’est le mythe de Pikine.
Au bout du compte, il replonge dans la tradition.
C’est ce que dit Rama dans la voix off du film : "redevenir ce que nous sommes, de nobles guerriers".
Propos recueillis par Caroline Pochon
Clap Noir
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