La tension retenue que porte le film dans sa première partie n’explose peut-être pas assez violemment dans la seconde. Et puis. Il y a des choses qu’on ne comprend pas. On se demande si on a décroché de l’intrigue. Mais au fond, y a-t-il vraiment une intrigue ? Un sujet ? Des personnages ? Et alors. Le dialogue de Michelange avec la salle du musée Dapper nous donne quelques clés supplémentaires.
QUESTIONS SALLE
Le film, ce n’est pas seulement les images, le travail cinématographique, c’est aussi le message. Je comprends que des historiens non-haïtiens parlent de l’île Noire, la république Noire. Vous, qu’avez vous dans la tête en mettant ce mot : "île noire, république noire" ?
MICHELANGE QUAY
Si votre message peut se contenir dans une phrase et pas dans le livre lui-même, vous n’auriez pas écrit le livre. Le message du film, c’est le film. C’est pour cela que c’est un film. C’est comme en musique, quel est le message d’une musique ? Ce qui nous intéresse, c’est de danser, c’est de sentir la musique. Le cinéma, ça bouge ! comme la danse, comme la musique. Cela bouge dans le temps et cela doit être dégusté, pris comme cela. Peut-être que ce n’est pas dans les habitudes, mais je pense que ces habitudes sont dues aux fonctions économiques du cinéma, comme vecteur économique et culturel, mais cela peut être autre chose qu’un objet qui nous dise ce que l’on doit penser, quelle est la morale etc. Pour moi, l’idée est de faire dialoguer une image après une autre, de mettre en opposition des images, des icônes, des personnes, des peaux, et même des genres - le documentaire face à la fiction, presque plus théatrale -, pour essayer de sentir ce qu’il y a entre les deux. C’est un souci formel et poétique. Il n’y a pas de message, il y a un goût. L’’idée est de faire harmonieusement et de manière stimulante une organisation d’images et de sons sur lesquels projeter et rêver.
Dans plusieurs films que vous avez sélectionné, il y avait le rapport entre la religion et l’esclavage. Qu’est-ce que vous percevez dans ce film entre l’esclavage, la religion à l’époque, et la religion aujourd’hui ?
MICHELANGE QUAY
Haïti est de culture créole, syncrétique. Cela veut dire une culture, même dans son isolation, qui est en train de prendre des bouts, ici et là, au milieu des caraïbes, comme un bateau qui coule et prend des bouts pour survivre et se réinventer, faire face au monde. Le vaudou, à la limite, n’est pas en crise mais comme dans beaucoup de pays, il y a ce phénomène en Haïti de l’arrivée de protestants. Le vaudou a quelque chose qui vient d’Afrique, d’une vie plus communautaire, où on donne, où on doit servir le Dieu, être en rapport avec lui. Quand le protestantisme arrive, il y a une sorte de réinvention, surtout avec un protestantisme spécifiquement américain, issu d’un pays qui a effacé les Indiens et qui a fait une sorte de terre neuve de l’Amérique. Donc, c’est l’idée d’une table rase, où l’on peut se réinventer, se libérer du passé et aller vers la prospérité, le bien matériel. Mais en même temps, ce qui est drôle, c’est que tel qu’il est pratiqué en Haïti, il y a beaucoup de choses que l’on trouve dans le vaudou, qui étaient là avant. Donc on a l’impression que, de la même manière que les peuples sont faits l’un de l’autre et en interaction, que l’on parle de Noirs ou de Blancs, ils existent à cause de l’autre ou avec l’autre et c’est une sorte de danse, un spectre qui est en spirale presque. Pareil pour les religions, elles sont l’une de l’autre, en réaction l’une par rapport à l’autre. Même si le protestantisme, en arrivant à Haïti s’est posé en opposition au Vaudou, pour sauver les gens sur place du Vaudou. Il y a un peu de ce discours dans ce que racontent les deux dames dans le film. Mais au fond, quand même, il reste la racine de ce qu’on essaie d’enlever, même dans les nouveaux termes... Je suis obligé de me prononcer sur ce que je veux dire dans ce film, c’est très simple... c’est la manière dont on fait partie l’un de l’autre, même quand on croit se séparer. On est toujours dans un contexte, plus large, et infiniment plus large.
Quelqu’un a dit que ce film n’est pas un film, plutôt une performance artistique. Je pense que le film est un vrai film. Les mots qu’on entend reviennent, souvent les mêmes. Je trouve que l’on est hypnotisé par ton film. Il y a une circularité dans le film, qui me fait penser aux derviches tourneurs...
On n’avait pas envie de travailler de manière traditionnelle sur des histoires et des destins de personnages, on ne voulait pas travailler en champs-contre-champs. Le film quand on le regarde, c’est nous, qui regardons l’écran, qui le voyons. Il n’y a pas de champs contre-champs. Chaque fois, c’est une expérience. En général, on utilise cette grammaire de champs-contre-champs... c’est à dire une sorte de sténo, de langage de signe qui permet de ne pas écouter la musique mais juste de savoir que là on est à la quatrième barre !... Nous, on a envie de vivre chaque scène. Ecouter. Regarder. Donc on a travaillé dans cet éloignement du champ-contre-champ. Par exemple, dans la séquence où Patrick regarde. C’est quoi ? Un miroir ? Il regarde Sylvie Testud dans son lit ? Où est-ce qu’on est, là ? C’est comme dans les rêves, cela change plan par plan. Et on avait envie de mettre en avant ce travail sur la conscience qui se cherche. Je pense que c’est assez pertinent par rapport aux problématiques d’identités, de races, de cultures... Madame, Patrick et d’autres personnages sont autant somnambules que les petits garçons.
Mais revenant à la question de la circularité, je pense que cela allait de soi, dans un raisonnement où il n’y a pas de sujet, où l’on est toujours en train de chercher, de se repérer. Même si on ne l’a pas forcément pensée consciemment, cette circularité.
J’avais noté cette circularité mais je l’avais liée au vaudou, dans lequel la transe est liée à la répétition dans la musique. Dans les quelques dialogues qu’il y a dans votre film, il y a cette volonté de répétition. J’y avais vu une volonté d’incarner la culture haïtienne et quelque part, la culture vaudou. Pour moi, c’est un film en miroir (rapport noir-blanc et rapport au spectateur que vous avez évoqué). Cela m’amène à une question au producteur : on est loin de l’écriture traditionnelle... Tourner à Haïti est difficile... Qu’est-ce qui vous a motivé à faire un projet difficile à plus d’un titre...?
MICHELANGE
La fille de la famille de la maison où nous avons tourné a été envoyée en taupe pour me sonder, elle commence à me parler de la Bible, pour voir. Mais moi, je connais ma Bible !!! Donc on fait un débat, une sorte d’intellectual judokata sur la Bible ! C’était presque de la séduction, qui connait sa Bible. Elle est partie confondue et elle a dû revenir : "Alléluhia", les parents n’ont pas compris !! Je blague mais cela a eu lieu. C’était tendu, mais je n’avais pas peur.
PRODUCTEUR
Et pour tourner à Haïti, on n’a jamais eu peur. Michelange avait déjà tourné "l’évangile du cochon créole", son premier court-métrage, en Haïti.
MICHELANGE
On élargit le cercle pour essayer d’entrer discrètement et de filmer. Il y a une façon de faire, que j’espère que l’on a de mieux en mieux comprise. On voit les gens, comment ils sont. A Paris, il faut un permis, les gens sont dans leur appartement et la rue est publique. A Haïti, tout est privé, tout est à quelqu’un. On est jamais seul en Haïti. Même si chaque situation est différente, c’est une gamme de l’on connait et on peut s’ajuster aux différentes situations. Mais je ne pense pas que l’on puisse juste débarquer à Haïti et voir... on ne trouvera pas ce que l’on cherche.
Je parle créole et j’ai entendu une femme dans la séquence du marché dire dans le film "qu’est-ce qu’elle fait là cette femme" ? Ces images sont elles des images documentaires ou mises en scène ?
Ce qui m’intéresse, c’est ton expérience et ta capacité à créer un discours sur ce que tu as vu. Avant la scène du marché, on n’est pas allé "checker" les gens du marché en les prévenant. Elle marche, elle marche. Le gars qui arrive à la fin du plan, il est arrivé à ce moment là. On essaie de mettre des gens en situation et de voir ce qui se passe. On met le rat avec le fromage, on ne sait pas qui est le fromage...! On ne va pas demander à quelqu’un de faire quelque chose pour nous émouvoir. Je rejoins la personne qui a parlé de performance, c’est un happening, et quand c’est mis en scène, c’est vraiment mis en scène avec les virgules et les majuscules ! Il n’y a pas : "on essaie de vous faire croire que...". On voit. C’était un plaisir pour ceux qui ont participé au tournage de voir comment se passe une scène.
Quand on met quelqu’un en situation devant un cadre, on met en avant la capacité humaine du spectateur à chercher un sens, à mettre des images ensemble. Quand on parle à un spectateur habitué à comprendre vite (avec le clip, la pub), c’est intéressant de faire un film où on examine de près ce "muscle", du moins l’esprit et sa capacité à rechercher du sens. Les problématiques de politique, de rapports de force ou d’argent sont très liées à la manière dont on organise les gens et les choses. Quand on cherche à utiliser des images à monter sur un discours, c’est étonnant de constater cette capacité à créer du sens.
Tu as parlé de la guerre des étoiles de la religion. Es-tu toi même croyant, religieux et de quel "fellowship" ?
Je suis extrêmement croyant, mais dans l’incroyance ! Devant le mystère d’être éveillé devant vous, ce qui est la réalité, le rêve... Qu’est-ce que c’est d’être là. On parle de choses apocalyptiques, quelle bizarrerie d’être né en ce temps là ! Je ne crois pas en un système mais ce mystère me fascine et permet plein de choses dont on a pu témoigner dans les différentes traditions. Je ne crois pas qu’il existe Dieu... un vrai Dieu qui s’appelle Dambala ou Hogun quelque part. Je ne crois pas en ces dieux vaudous en soi. Ce qui me fascine est la capacité de l’homme à faire rechercher un sens... J’étais très religieux quand j’étais gamin. J’ai fait ma communion, c’était très sérieux !
Le film commence avec une naissance et termine avec ce bébé recueilli par une femme blanche. Soit le bébé refuse le sein, soit la femme n’a pas de lait pour le nourrir... Il y a ce rapport très beau, esthétisant, avec les visages Blancs, les visages Noirs, les touches du piano... Il y a le choc des deux mondes, le Noir et le Blanc et celui des deux religions, Vaudou et Protestantisme. La maison représente quelque chose de grandiose par rapport à cette misère qui est en Afrique. Quand on sort de cette maison, on bascule dans une sorte d’enfer, le carnaval des diables rouges, que l’on connait bien à Haïti. Cette liesse populaire chez nous vient avant le Carème, période de privation. C’est la période rouge, où l’on fait sortir... on le retrouve en Afrique dans certains rituels. Où l’on peut tout dire, tout faire...
Les Blancs de mon équipe, que j’ai emmenés avec moi, ils n’ont pas vu le carnaval en Enfer que vous, haïtien, décrivez. C’est la première fois que j’entends parler d’enfer. D’habitude, ce sont souvent des publics Blancs qui ont vu le film jusqu’à présent, on me parle de la tristesse, la froideur, la solitude de la maison par opposition à la chaleur et à l’exubérance des haïtiens... C’est cette opposition qui m’intéresse. J’ai eu plusieurs lectures du film.
CATHERINE RUELLE
Le carnaval a aussi été créé pour laisser aux esclaves un jour par an la possibilité d’un exutoire. Et cela existait aussi en Afrique, au Sénégal, par exemple. Un exutoire par rapport au pouvoir politique quel qu’il soit, le chef, le roi...
MICHELANGE QUAY
En Europe aussi.
CATHERINE RUELLE
Non, c’est arrivé après, en Europe. Bien après ! Bien après l’Afrique. Je te parle d’il y a deux mille, trois mille ans, en Afrique. Les Européens sont petits par rapport à cela. Il ne faut pas oublier ce que c’est à l’origine, le Carnaval. Un exutoire laissé par les puissants au peuple.
Peux-tu parler de tes influences, de ce qui t’a amené à construire ce langage cinématographique, donner quelques éléments sur le parcours qui t’a amené jusqu’à ce film ?
Une influence importante pour moi, c’est tout de même la Nouvelle Vague, parce que c’est là qu’on voit le début du modernisme "presque bi-dimensionnel de l’écran", où un signe est un signe. J’ai fait une école de cinéma et quand j’ai découvert ces films de la nouvelle vague, "mondiale" entre guillemets (Godard, Pasoloni, Glober Rocha, des gens comme ça, toute une époque), j’ai découvert... qu’on peut dire n’importe quoi avec n’importe quoi, surtout à cause de cette capacité de l’humain à donner sens. C’est le cas quand Godard fait "Deux ou trois choses que je sais d’elle" ou "made in USA", par exemple. J’ai découvert cette capacité de projection avec la Nouvelle Vague et je trouve cela très précieux. C’est presque enfantin et moi je suis un enfant. La capacité de l’humain à projeter est un puits sans fonds. C’est comme la transe, la pratique de l’hypnose, on en a seulement touché la surface d’ailleurs. Je suis influencé par tout cinéaste qui s’intéresse à un travail, sans avoir de prétention mais le mot serait "visionnaire" - quand on regarde le film, on vit une expérience de conscience -. Je pourrai ajouter Werner Herzog, Stanley Kubrick et même certains films d’Hitchcock qui ont ce "truc"... Lynch, bien sûr. Et en musique, - j’aime la musique - , j’écoute beaucoup Lee Scratch Perry en ce moment. Et Pink Floyd, mais c’était avant. C’est une influence aussi. Je n’écoutais que Pink Floyd quand j’étais au high school, au lycée. J’étais dans une résidence et un voisin, un teenage voisin, avait découvert Pink Floyd et j’entendais les albums, "Wish you were here", "Dark side of the moon"... J’aime aussi.
Je ne suis pas sûre d’avoir compris le rapport entre votre film et un festival sur l’esclavage. Ce film est différent.
CATHERINE RUELLE
Pour moi, c’est un film sur l’avenir. J’ai lancé le débat avec Michelange pour savoir si ce film n’était pas le rêve de Patrick, le personnage principal noir, d’accord ? Pour moi, ce film est un moment important parce qu’il marque la fin d’une époque qui est celle des préjugés coloniaux (...). Dans ce festival, pendant une semaine, on a parlé des révoltes, de tout ce qui a précédé l’abolition, mais l’abolition n’est qu’un mot. Ce qui recouvre ce mot (les préjugés, le racisme), est finalement encore vivant dans notre société. Michelange nous fait aller encore plus loin, dans le XXIIème siècle j’allais dire. Les rapports entre Blancs et Noirs sont des rapports fondamentaux que l’on n’a pas évoqués au cours de cette semaine mais que je pense, on évoquera la prochaine fois. Ce sont des rapports de haine, d’attirance, sexuelle ou pas, des relations par rapport à la nourriture, de ce qu’on traduit en ce moment dans l’actualité par les émeutes de la faim, c’est dans son film aussi. Cette femme blanche qui pour moi est invisible à la fin pour les Haïtiens (même si ce n’est pas cité Haïti... enfin dans le milieu où elle est), c’est renverser la situation. C’est pour une fois la Blanche qui est invisible et c’est pour moi la fin d’une époque coloniale. C’est mon interprétation. La marque d’une ségrégation qui s’arrête dans nos esprits... je ne suis pas un maître à penser non plus, mais j’ai sélectionné ce film pour cela.
Propos recueillis par caroline Pochon (Clap Noir)
Clap Noir
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