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Hommage de Woodberry et Saleh Haroun à Sembène
Publié le : décembre 2007
Table ronde animée par Catherine Ruelle. Amiens 2007

Sembene n’est plus, mais la richesse qu’il a laissé aux ciné­phi­les, cinéas­tes et cher­cheurs est immense. Clap Noir vous pro­pose des hom­ma­ges fait à l’aîné des anciens par ceux qui l’ont connu, vécu et tra­vaillé avec lui.





Catherine Ruelle
En tant que cinéaste et afri­cain toi même, si tu pré­sen­tes les films de Sembène à tes étudiants, que leur diras-tu ?

Billy Woodberry
J’ensei­gne dans une école appe­lée « Institut des Arts de Californie », qui a été fondé par Walt Disney. Ils ont fusionné deux écoles pour créer celle-ci, c’est une école très célè­bre où les étudiants sont très fiers d’étudier. Les gens qui en sor­tent se font vite une place dans l’indus­trie du cinéma. La culture ciné­ma­to­gra­phi­que y est très riche et très ouverte. Les col­lè­gues qui y ensei­gnent depuis trente ans ont fait un tra­vail impor­tant pour ouvrir l’esprit de l’école sur des enjeux sociaux, cultu­rels… Depuis que je suis là-bas au moins, c’est à dire depuis 18 ans, ils mon­trent en cours d’his­toire du cinéma le film de Sembène « La Noire de… », en tant que pièce à part entière de l’his­toire du cinéma. Ils mon­trent aussi les films de Charles, qui est consi­déré comme une figure essen­tielle du cinéma dans cette école.

Nous avons un cours qui s’appelle tout sim­ple­ment « les films d’aujourd’hui », où ils mon­trent les meilleurs films qui ont été faits durant les deux der­niè­res années. Cette année et l’année passée, ils ont pu voir Bamako et Mooladé. Moi, j’anime un cours qui s’appelle cinéma et tiers monde. Quand ils ont vu Mooladé, nous avons orga­nisé un événement par­ti­cu­lier autour de Sembène où ils ont pro­jeté Fat kiné. Dans mon cours, comme je traite du cinéma di Tiers Monde, j’ai décidé de com­men­cer en par­lant de la confé­rence de Bandoung. Bien sûr au début les étudiants ont été sur­pris. Je leur ai ainsi expli­qué qu’on ver­rait des films du Bengladesh, mais aussi des films afri­cains comme Borom Sarett ou la Noire de…. Et c’est impor­tant de leur dire que cela est du cinéma, tout sim­ple­ment, sans qu’il y ait de dis­tinc­tion à faire. Cela doit faire partie de leur culture en tant que tel, au même titre que Jean Renoir.

Moi, j’ai ren­contré le tra­vail de Sembène grâce à un pro­fes­seur de cinéma. A l’époque, on n’avait pas vrai­ment de pères spi­ri­tuels, mais plutôt des grands frères, tels que Charles, Larry Clark… Il y avait des modè­les qu’on admi­rait comme Gordon Parks, mais ils étaient fina­le­ment plus loin de nous que quelqu’un comme Sembène. Le pre­mier film de lui que j’ai vu fut Emitaï, lors de cette superbe avant pre­mière orga­ni­sée dans une très belle salle où ils pré­sen­taient des films bré­si­liens, afri­cains… J’ai été impres­sionné par son tra­vail. Ensuite je l’ai ren­contré quand il est venu à l’UCLA, c’est alors l’homme lui-même qui m’a impres­sionné. A l’époque je lisais beau­coup de maga­si­nes d’ins­pi­ra­tion de gauche, de maga­zi­nes de cinéma. Une partie de l’héri­tage de Sembène dans la culture amé­ri­caine au sens large repose dans le fait qu’il était un homme de gauche, et que les gens de gauche se sen­taient concer­nés pas ses his­toi­res de même que par les dimen­sions socia­les et poli­ti­ques de son tra­vail. De façon plus large que l’aspect sim­ple­ment eth­ni­que, cultu­rel. Il y aussi une autre dimen­sion, c’est la manière dont il a su s’impo­ser dans le monde anglo­phone du cinéma. Il a fait la cou­ver­ture de ciné­ma­scope, un maga­zine cana­dien de cinéma très res­pecté, il était à Cannes pour Mooladé… Nous, nous avions vu Sembène en per­sonne à Washington DC alors qu’on lui avait demandé d’animer un cours dans une uni­ver­sité noire. Il y avait une confé­rence sur la com­mu­ni­ca­tion. Sembène y par­ti­ci­pait, Paulin Vieyra également. Nous y sommes allés puis avons suivi Sembène et Vieyra jusqu’à leur hôtel où nous sommes restés à dis­cu­ter avec eux jusqu’au soir. C’est très drôle, je me sou­viens per­son­nel­le­ment de ce qui s’est passé. Sembène a prédit que les pre­miers cinéas­tes amé­ri­cains noirs qui auraient vrai­ment un mes­sage à faire passer sor­ti­raient des ghet­tos amé­ri­cains.

Ce qu’il nous a donné, c’était une per­mis­sion. Il nous a dit que nous étions libres, de faire ce que nous vou­lions, de tenter des choses. Comme nous étions dans une situa­tion dans laquelle nous avions des moyens et de jeunes gens déci­dés à essayer, cela a été d’une influence très béné­fi­que. Son tra­vail et son influence vont per­du­rer. Tant que l’on s’en rap­pelle, que ses films sont dis­po­ni­bles pour qu’on les montre et qu’on en dis­cute, que des livres sont publiées sur lui, etc… La pro­chaine géné­ra­tion décou­vrira à son tour ce qu’il repré­sente, ce qu’il ensei­gne, et s’en ser­vira pour elle-même. Ils com­pren­dront l’impor­tance de son voyage ciné­ma­to­gra­phi­que et de ce qu’il a accom­pli. C’est ce qui s’est passé aussi par exem­ple avec les sor­ties de Bamako, de Abouna… A tra­vers ces créa­tions récen­tes, le public et les pro­fes­sion­nels sont retour­nés jusqu’aux sour­ces du cinéma afri­cain, et c’est une excel­lente chose. Je pense que cela est très signi­fi­ca­tif. La nou­velle géné­ra­tion est assoif­fée de connais­sance, et main­te­nant ils ont accès à Johnson Traoré, à Sembène et à d’autres. Et ils en feront ce qu’ils veu­lent, et c’est très bien ainsi. En France encore, ces gens ne sont pas si rares, mais en Angleterre par exem­ple c’est très nou­veau.

Catherine Ruelle
Tu fais partie de la nou­velle garde du cinéma Africain. Comment est ce que toi tu te posi­tionne en tant que cinéaste. Est-ce que tu as été influencé par l’œuvre de Sembène, fut-ce en réac­tion ?

Mahamat Saleh Haroun<br>Crédit photos J. M. Faucillon

Mahamat Saleh Haroun
J’ai pré­senté le mandat tout à l’heure, c’est vrai que c’est un film qui a changé ma vision de spec­ta­teur. Jusque là j’avais tou­jours vu des films où il y avait des héros, il y avait des bons, des méchants. Soudain, j’avais la vraie vie devant moi sur l’écran. A partir de ce moment, j’ai pris cons­cience que cette his­toire m’était racontée par quelqu’un der­rière, je me suis dit que quelqu’un me par­lait à tra­vers le film. Cette dimen­sion intime, directe, c’est grâce à ce film-là que je l’ai décou­verte. Peu à peu, même si l’œuvre de Sembène ne m’a pas direc­te­ment influencé, le par­cours soli­taire de l’homme pour s’affran­chir des contrain­tes est un exem­ple à suivre. Grâce à ce rela­tif iso­le­ment, il a pu cons­ti­tuer une œuvre, c’est peut-être le seul cinéaste afri­cain à avoir accom­pli cela jusqu’ici. C’est la raison pour laquelle il reste le chef de file du cinéma Africain. Au delà, c’est quelqu’un qui appar­tient à la mémoire afri­caine également pour son œuvre lit­té­raire qui est un clas­si­que. Du coup il repré­sente un modèle qui nous encou­rage tous à essayer de faire aussi bien que lui. Il nous sert de repère. Moi par exem­ple, je me disais « Sembène a fait son pre­mier long-métrage à 43 ans, il fau­drait que je fasse le mien avant ». Ce sont de peti­tes choses comme ça qui ouvrent une voie. Je vois l’exem­ple de un taxi pour Aouzou, c’est un Borom Sarett contex­tua­lisé, et ça donne à la fois un très beau film et un très bel hom­mage à Sembène. Quand je suis allé l’an der­nier à Venise avec Darrat, on m’a dit qu’il n’y avait pas eu de film afri­cain en com­pé­ti­tion à Venise depuis 19 ans, et le der­nier était un film de Sembène. J’ai eu l’impres­sion d’être der­rière son ombre. Ce sont des petits plai­sirs qu’on s’offre. Quand on les vit, on se dit : Je dois conti­nuer pour réus­sir à cons­ti­tuer une œuvre.

Catherine Ruelle
Ça va, tu as encore du temps devant toi…

Mahamat Saleh Haroun
Oui, mais moi j’ai com­mencé le whisky un peu trop tôt !

Propos recueillis par S. Perrin et B. Tiprez (Clap Noir)

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