Accueil > Archives > 2007 > Hommage à Sembène Ousmane Par Delgado et Burnett
Hommage à Sembène Ousmane Par Delgado et Burnett
Publié le : mercredi 14 février 2007
Table ronde animée par Catherine Ruelle. Amiens 2007

Sembene n’est plus, mais la richesse qu’il a laissé aux ciné­phi­les, cinéas­tes et cher­cheurs est immense. Clap Noir vous pro­pose des hom­ma­ges fait à l’aîné des anciens par ceux qui l’ont connu, vécu et tra­vaillé avec lui.





Clarence Delgado
La femme a tou­jours un très beau rôle dans l’uni­vers de Sembène et dans ses films. Sembène est l’un des rares cinéas­tes à savoir parler aux femmes et à savoir parler des femmes.

Catherine Ruelle
Son pre­mier film, La Noire de… , est un por­trait de femme qui se sui­cide, et jusqu’à Moolaadé , son der­nier film, c’est encore une femme qui se dresse pour une cause. C’est donc une œuvre tout à fait enca­drée par les femmes.

Clarence Delgado
Je vais essayer de rebon­dir pour vous parler de Sembène plutôt du point de vue de l’humain, en vous racontant quel­ques anec­do­tes. Un matin, il rentre dans le bureau où nous étions en train de tra­vailler et il me dit « Del ! Tu sais que la gou­gna­fière est tombée enceinte ! » Je lui réponds « Mais com­ment, à ton âge ? ». Il me dit « Il n’y a pas d’âge pour la bêtise ! ». C’était la gros­sesse qui allait lui donner son troi­sième fils. Neuf mois plus tard : « Del ! Elle a accou­ché ! Tu m’accom­pa­gnes, on va aller la voir ». On va à l’hôpi­tal, on cher­che par­tout Madame Sène, sans succès. Je lui demande s’il est bien sûr d’être dans le bon hôpi­tal, il me dit « Sa sœur m’a dit qu’elle est là ». Je lui demande si elle ne s’est pas enre­gis­trée sous le nom de Madame Sembène, il me répond « Mais non, elle n’ose­rait pas ! ». Je demande tout de même à l’accueil pour Madame Sembène, on me dési­gne une cham­bre. Je rentre, je trouve la femme et l’enfant à qui elle me dési­gne comme Tonton Del. Je passe quel­ques minu­tes dans la cham­bre, tou­jours pas de Sembène. Je sors, je le trouve dehors, je lui dis « Ecoute, moi je suis pas le père de cet enfant, il faut assu­mer ». Il est resté à peine cinq minu­tes et on est partis. Trois jours après, on a orga­nisé un voyage spé­cia­le­ment parce qu’il ne vou­lait pas assis­ter au bap­tême. Il est parti et il m’a laissé gérer avec son cousin l’orga­ni­sa­tion du bap­tême. On a fait le bap­tême à l’hôpi­tal, moi j’ai pris des photos, mais tel­le­ment Sembène n’aimait pas ça, quand on a amené les photos au labo, le néga­tif est sorti vide ! Je me suis dit que ça ne pou­vait être que l’esprit de Sembène !

Côté tra­vail aussi, j’ai dû mettre en scène la der­nière séquence du Camp de Thiaroye . J’avais convo­qué toute l’équipe très tôt parce qu’on devait tra­vailler à partir de six heures du matin, dès le lever du jour. Tous les tech­ni­ciens et les comé­diens ont dû loger sur place parce qu’on était à une tren­taine de kilo­mè­tres de Dakar et c’était com­pli­qué. 5h30 du matin, Sembène n’était pas là, l’opé­ra­teur caméra me dit « Je prends mon vol ce soir, alors assume, on n’attend pas demain pour tour­ner ! ». Je dis aux gars de se mettre en place et je me pré­pare à tour­ner. Je tourne, Sembène arrive tran­quille­ment à 10h00. Il ne dit pas bon­jour, il m’appelle « Del ! Qu’est ce qui s’est passé ? ». Je lui ai expli­qué. Il était très orgueilleux, alors il a ajouté deux ou trois petits plans his­toire de ne pas perdre la face, et on a clos comme ça ! Ceci pour dire que ce per­son­nage fas­ci­nant de Sembène m’embar­quait avec lui depuis l’idée ini­tiale du scé­na­rio, et je le sui­vais ensuite sur toutes les étapes. Jusqu’au mon­tage, et même jusqu’au sous-titrage. Quand quel­que chose ne me plaît pas, je lui dis.

J’ai connu Sembène pen­dant la période de Samory, il tra­ver­sait une période dif­fi­cile. Il venait de divor­cer de son épouse amé­ri­caine. J’arrive, il était en train d’écrire une séquence, il me la donne à lire. Je lui dis que je n’aime pas cette séquence. Il ne dit rien, il repart et il tra­vaille toute la nuit. Il tra­vaillait beau­coup la nuit. Il revient le len­de­main et il me montre la séquence réé­crite, jusqu’à ce qu’on soit contents tous les deux. C’est comme ça que l’on tra­vaillait lui et moi.

Il y a un scé­na­rio que je n’aimais pas du tout, c’est Fat kiné . Quand il me l’a donné à le lire, je lui ai dit « Ousmane, ce n’est pas un film pour toi ! C’est peut être pour un jeune qui débute dans le cinéma, et c’est un film de télé­vi­sion ». Il ne m’a rien dit mais il a été choqué. Mais quand on tra­vaillait il exi­geait tou­jours que je lise le scé­na­rio et que je lui dise ce que j’en pense.

Catherine Ruelle
Tu devais bien être le seul dont il accep­tait l’avis !

Clarence Delgado
Absolument ! Mais cela ne l’a pas empê­ché de faire le film de toute façon !

Pour vous dire un mot sur les sous-titra­ges aussi. Un jour il m’appelle et il me dit « Tu vas partir à Paris, là-bas tu ne vas rien faire, tu vas te bala­der », je lui réponds « Ousmane moi je n’ai rien à faire à Paris et je n’ai pas envie de me bala­der ! ». Il me demande d’y aller pour faire les sous-titra­ges de Fat kiné. Je lui dis « Ousmane, tu ne maî­tri­ses pas la tech­ni­que, tu n’en sais abso­lu­ment rien ». Pour finir me voilà qui pars quand même, j’arrive au labo­ra­toire où j’avais rendez-vous. On me donne une cas­sette vidéo avec les time codes. Mais j’arri­vais tout droit de Dakar, sans bureau, sans ordi­na­teur pour tra­vailler. J’ai demandé qu’on me laisse quel­ques minu­tes pour réflé­chir. Je me deman­dais si je devais ren­trer tout de suite sur Dakar ou conti­nuer de tra­vailler. Finalement je dis à la dame que je reste, mais qu’il va fal­loir tra­vailler selon ma méthode. J’ai réussi à faire la trans­crip­tion, mais ça n’a pas été une partie de plai­sir. Quand je suis rentré à Dakar, j’ai dit à Ousmane « Plus jamais ! ».

Une autre anec­dote me tient à cœur, c’est sur le film Le Mandat que nous l’avons vécu. Les néga­tifs avaient brûlé au labo­ra­toire, et l’Unesco avait payé un peu pour réno­ver le film, et on avait retrouvé des copies à tra­vers le monde. Il fal­lait donc les récu­pé­rer et remon­ter des mor­ceaux ensem­ble pour refaire un col­lage. C’était extrê­me­ment dif­fi­cile. J’ai réussi à recons­ti­tuer le film, mais il man­quait quel­ques secondes de son. Je l’ai appelé à Dakar pour lui deman­der de venir car je ne savais pas quoi faire. Il me dit « J’ai confiance en toi, coupe ». C’était très embar­ras­sant vu que ce n’était pas mon film, mais il a insisté. J’appelle Andrée Daventure, la mon­teuse, qu’on appe­lait Dédé. Je lui demande de m’aider, de me prêter une salle. Mais il fal­lait sur­tout trou­ver les bonnes coupes. J’ai fait ça et j’ai amené le film au labo­ra­toire, c’est comme ça que ça s’est ter­miné.

Moi je garde de très bons sou­ve­nirs. Envers moi, c’était quelqu’un de très humain. Un jour, on s’est cha­maillés sur un pla­teau, au point qu’il m’a ren­voyé. J’ai quitté le pla­teau selon sa volonté. Cinq ou dix minu­tes plus tard, il m’a rap­pelé en me disant « Ecoute, évitons de nous donner en spec­ta­cle ! ».

Catherine Ruelle
Charles, com­ment avez-vous décou­vert le tra­vail de Sembène dans votre jeu­nesse ?

Charles Burnett <br>Crédit photos J. M. Faucillon

Charles Burnett (1)
Il y avait un pro­fes­seur à UCLA qui nous avait fami­lia­risé à un cer­tain cinéma. C’est lui qui m’a fait décou­vrir mieux le tra­vail de Sembène et lui-même qui est venu dans ses cours. Mais j’avais ren­contré le tra­vail de Sembène un peu avant, lors d’une pro­jec­tion de « La Noire de… » à laquelle j’avais assisté. J’avais alors été très touché par le film lui-même, ainsi que par la récep­tion du film par le public.

Catherine Ruelle
Qu’est-ce qui vous a le plus inté­ressé dans son tra­vail, en tant que cinéaste vous-même ?

Charles Burnett
C’était inté­res­sant car nous étions un cer­tain nombre de cinéas­tes à venir au cinéma dans les années 60 et 70 au moment de la lutte pour les droits civi­ques des afros-amé­ri­cains, et nous pen­sions que nous pou­vions faire une dif­fé­rence grâce au cinéma. Nous vou­lions faire des films qui trai­tent de ce qui se pas­sait aux Etats Unis entre les blancs et les noirs. Le pro­blème, pour moi en tous cas, c’est que le cinéma noir amé­ri­cain était daté, avait un regard figé sur la com­mu­nauté noire. Quand j’ai décou­vert les films de Sembène Ousmane, je pense en par­ti­cu­lier au mandat , cela a été une révé­la­tion, on ne me mon­trait plus des noirs qui devaient repré­sen­ter les noirs, mais des gens sim­ple­ment. J’ai du mal à expli­quer quoi, mais il y avait quel­que chose de moderne, une liberté dans ce cinéma qui nous a plus apporté que les films de cinéas­tes afros-amé­ri­cains.

Nous étions des étudiants à cette époque, nous vivions pour les films et le cinéma, pas­sant nos jours comme nos nuits à l’école, et il y avait ce débat inces­sant entre nous : qu’est ce qu’un cinéma Noir ? En remon­tant dans le temps, on trou­vait un film de Jean Renoir qui s’appe­lait « the sou­ther­ner (l’homme du sud ) ». Ce film met en scène un fer­mier noir et un fer­mier blanc, au Texas. C’était la pre­mière fois que je voyais un film qui ren­dait la même huma­nité à un per­son­nage blanc et à un noir. Nos pro­fes­seurs ne l’avaient pas aimé, je me sou­viens qu’ils avaient même uti­lisé cet exem­ple pour démon­trer que les euro­péens ne savaient pas faire de films sur le Etats Unis ! J’ai com­pris pour­quoi, parce que Renoir fil­mait ses per­son­na­ges comme des êtres vivants. Il a cassé un moule auquel les amé­ri­cains s’étaient habi­tués.

Le choc sui­vant vint avec le mandat , de Sembène, et ce fut la même révé­la­tion. Sembène trai­tait ses per­son­na­ges comme des êtres humains, alors que les amé­ri­cains avaient tou­jours pour les gens de cou­leur un trai­te­ment néga­tif dans lequel ils étaient dépour­vus de jus­tice et d’huma­nité. C’est impor­tant de réa­li­ser que le cinéma vous ren­voie une image de vous par­ti­cu­lière et vous for­mate aussi à regar­der le monde d’une cer­taine manière. Je me sou­viens que la pre­mière fois que j’ai vu un film réa­lisé par un japo­nais, c’était comme le monde s’ouvrant sou­dain devant moi. Je me suis rendu compte que je n’avais jamais envi­sagé les japo­nais comme des gens réels jusque là. C’est le sen­ti­ment que j’ai eu en décou­vrant les films de Sembène, j’ai pris cons­cience de l’exis­tence des afri­cains. Comme s’ils nais­saient à ma cons­cience. Ils n’étaient plus Tarzan et ces gens par­lant un lan­gage ridi­cule qui n’ont jamais existé, mais des hommes avec une his­toire et une culture riches que je ne connais­sais pas. J’ai pris cons­cience du lavage de cer­veau que pro­dui­sait l’indus­trie du cinéma et ses repré­sen­ta­tions tron­quées, sté­réo­ty­pées. A l’époque, trai­ter quelqu’un d’afri­cain vous emme­nait droit à la bagarre. Il a fallu en passer par cette prise de cons­cience qu’a pro­vo­quée le cinéma pour pou­voir res­sen­tir l’huma­nité de ceux que le cinéma amé­ri­cain cari­ca­tu­rait. Le second film qui m’a vrai­ment ému fut Emitaï . Il pré­sen­tait un conflit dont je n’avais même pas connais­sance. La manière dont fonc­tionne le sys­tème d’influence est com­plexe, vous n’emprun­tez pas réel­le­ment, vous n’allez pas emprun­ter une scène ou une his­toire, mais cela vous ouvre des portes sur le chemin de la décou­verte de vous-même, de ce que vous êtes et de ce que vous faites.

Propos recueillis par S. Perrin et B. Tiprez (Clap Noir)

1. Charles Burnett : cinéaste amé­ri­cain, il connaît l’apogée de son oeuvre en 1990, année où il écrit et réa­lise le drame La Rage au cœur (To Sleep with Anger). Ce film, éclairée par la lumière de l’acteur Danny Glover, rem­porte trois Independent Spirit Awards en 1991.

Également…
1

Clap Noir
Association Clap Noir
18, rue de Vincennes
93100 Montreuil - France
Tél /fax : 01 48 51 53 75