Entrevue avec Moussa Sene Absa
Publié le : mardi 18 mars 2003

Quelle est l’ori­gine de l’his­toire de Madame Brouette ?

Je me suis ins­piré de la vie d’une de mes amies d’enfance. Quand j’étais petit on me taqui­nait en me disant que j’étais amou­reux d’elle. J’allais lui cher­cher du bois et je me sou­viens que j’étais la honte de ma famille ! Elle était la coque­lu­che de tout le quar­tier, c’était la plus belle fille, la plus gen­tille, la plus douce… Elle s’est mariée à 16 ans, en grande pompe, avec un doua­nier qui l’a cou­verte d’or. Deux enfants et deux ans après, elle a divorcé et s’est rema­riée avec un agent d’assu­ran­ces. À chaque nou­velle expé­rience, elle disait que c’était l’homme de sa vie. Cinq ans plus tard, nou­veau divorce. Puis elle ren­contre un homme d’affai­res qu’elle trou­vait dif­fé­rent de tous les autres... Deux autres enfants, et… divorce ! Quant à sa der­nière conquête, un riche homme d’affai­res, il a dis­paru après l’accou­che­ment du bébé…Je lui ai demandé ce qu’elle ferait si elle le ren­contrait et elle m’a répondu : "Je le tue". Son his­toire m’a bou­le­versé. Elle avait tout pour elle. Elle aurait pu fonder un bon ménage.

J’ai com­mencé à écrire en m’ins­pi­rant de son his­toire et, de son côté, elle me racontait des anec­do­tes sur cet homme qui se saou­lait et qui, par­fois, était très vio­lent….

J’ai voulu creu­ser la nature de l’amour, savoir pour­quoi cer­tai­nes per­son­nes res­tent trente ans ensem­ble et d’autres deux mois, et pour­quoi cer­tai­nes femmes déci­dent qu’à 35 ans, elles ne veu­lent plus rien savoir des hommes ! Je vou­lais faire un por­trait de ces femmes…

La femme afri­caine est au cœur de votre œuvre ciné­ma­to­gra­phi­que…

Dans ma société, les femmes jouis­sent de peu de consi­dé­ra­tion. Elles n’ont pas véri­ta­ble­ment de place et leur rôle est res­treint à celui de faire des enfants. Elles subis­sent vio­lence et humi­lia­tion. Souvent, elles ne peu­vent divor­cer car elles sont dépen­dan­tes finan­ciè­re­ment. Quand elles vieillis­sent, que leur corps se flé­trit et que l’homme consi­dère qu’elles ont fait suf­fi­sam­ment d’enfants, celui-ci leur impose une seconde épouse, plus jeune, vierge, et ce der­nier recom­mence le même manège avec la nou­velle venue ! Beaucoup de mes amies se plai­gnent et ne veu­lent plus sup­por­ter cela. À 30 ou 35 ans, les femmes dou­tent et se remet­tent en ques­tion. Mais elles sont coin­cées. Elles sont dans une nasse, cette sorte de filet uti­lisé pour la pêche. Et si par mira­cle, elles arri­vent à en sortir, elles sont phy­si­que­ment abî­mées par les nom­breu­ses mater­ni­tés et ne trou­vent pas de conjoint de leur âge car celui-ci recher­che une femme vierge et sans enfants… Et à 30-35 ans, elles en ont déjà cinq ou six ! Leur rôle est très limité dans le temps. On ne les ima­gine pas à 70 ans et cela a un effet dévas­ta­teur sur l’image de la femme et sur la société toute entière ! Il faut en parler !

Pour moi la femme est sacrée. Je la com­pare à une per­drix. Du temps des cours roya­les, la per­drix était un animal sacré, uti­lisé dans les pra­ti­ques mys­ti­ques car il por­tait chance et bon­heur. Mais cet animal ne devait pas être mangé par n’importe qui. Il fal­lait le méri­ter. Comme la femme. Il faut la méri­ter !

Comment voyez-vous le rôle du créa­teur ?

Personnellement, je fais des films sur l’urgence. Il est urgent de poser les véri­ta­bles pro­blè­mes de notre société. Le cinéma est un médium très impor­tant qui peut aider à com­pren­dre et à résou­dre les pro­blè­mes de notre conti­nent. Le "déve­lop­pe­ment" est lié à l’évolution des men­ta­li­tés et chacun doit y avoir sa place. Mais dans une société comme la mienne où la femme est tel­le­ment peu consi­dé­rée, je me dois de témoi­gner. Je me dois de mon­trer au monde cette ter­ri­ble face cachée ! Je n’aime pas le cinéma de diver­tis­se­ment. Je crois qu’avant de plaire aux autres, le cinéma doit d’abord être un miroir où mes com­pa­trio­tes peu­vent se voir tels qu’ils sont, en espé­rant qu’ils chan­gent ! Je ne cher­che pas à amuser les gens, mais j’essayer de les trans­for­mer en tra­vaillant sur l’incons­cient col­lec­tif. Je vou­drais que tous les hommes qui voient mon film en sor­tent bou­le­ver­sés et en ren­trant chez eux disent à leurs femmes Je t’aime ! Le rôle du créa­teur dans une société c’est de pro­vo­quer, de dénon­cer. Si je prends, par exem­ple, Victor Hugo, Émile Zola ou Voltaire, chacun, à sa façon, a été por­teur de valeurs sur les­quel­les le peuple fran­çais a pu s’appuyer pour avan­cer. C’est le rôle du créa­teur ! Quand on voit des enfants mourir du palu­disme, un homme battre sa femme ou un poli­ti­cien cor­rompu, il faut en parler ! Le créa­teur doit aussi être uni­ver­sel. Il doit arri­ver à tou­cher à ce que Senghor appe­lait "l’enra­ci­ne­ment et l’ouver­ture". C’est un peu l’image du baobab, cet arbre immense dont la sève de la vie lui est donnée par les raci­nes. C’est bien d’uti­li­ser les feuilles et les bran­ches, mais il ne faut pas oublier les raci­nes. ..

Pourquoi avez-vous décidé de tour­ner le film en fran­çais ?

À l’ori­gine, j’avais l’inten­tion de le tour­ner moitié en fran­çais, moitié en wolof. J’avais donné le scé­na­rio aux comé­diens en fran­çais, et lors des répé­ti­tions, la petite N’Dèye a dit son texte en fran­çais. J’étais sur­pris et quand je lui ai demandé si elle vou­lait le dire en wolof, elle m’a répondu :"Je l’ai lu en fran­çais, je peux pas le dire en wolof. Pourquoi, je vais le dire en wolof ?" Et pour moi, ça a été le déclic. J’ai trouvé ça for­mi­da­ble ! Cette petite fille de 10 ans m’a ouvert les yeux et m’a ramené à ma dua­lité cultu­relle ! Les intel­lec­tuels afri­cains vivent une dua­lité qu’ ils refou­lent la plu­part du temps,. Cependant, ils par­lent fran­çais entre eux, ils man­gent à table en fran­çais chez eux, et sou­vent, ils vivent en France ; mais quand ils tour­nent un film, ils le tour­nent dans leur langue ! Tant que j’écrirai en fran­çais, je tour­ne­rai en fran­çais. Je suis fier d’être fran­co­phone. Ça ne veut pas dire qu’on peut m’impo­ser une culture …

Quels sont vos choix en termes de mise en scène ?

Pour moi la mise en scène com­mence dès l’écriture. Si quelqu’un d’autre fait un film que j’ai écrit et qu’il est fidèle à ce qui est écrit, il fera le même film que moi à 70%. J’adore la mise en scène ! Malheureusement, la télé­vi­sion nous a habi­tué à des gros plans et à des champs contre­champs qui détrui­sent l’écriture ciné­ma­to­gra­phi­que. Personnellement, j’uti­lise des plans séquence. Je fais un master dans lequel j’intro­duis une ou deux coupes. Je pré­fère que les gens bou­gent dans le cadre, plutôt que ce soit la caméra qui bouge. Ou si elle bouge, elle doit nous amener vers quel­que chose de per­ti­nent. On dit sou­vent que le cinéma afri­cain est lent, je ne le pense pas. Dit-on que le cinéma de Fellini est lent ? Non. Pourtant il fait des plans inter­mi­na­bles mais dans ses plans, mille choses se pas­sent. Le temps n’est pas l’apa­nage d’une culture. C’est une ques­tion de regard.

Parlez-nous de l’aspect esthé­ti­que du film…

J’asso­cie le décor à un per­son­nage et ce per­son­nage est aussi impor­tant qu’un acteur. Le décor nous parle. J’aime le cinéma vérité et je m’ins­pire de la réa­lité. Même si le décor est cons­truit, il n’est pas fait uni­que­ment en fonc­tion du cadre de la caméra. D’ailleurs, quand on a cons­truit les décors sur la route de la Corniche à Dakar, un des minis­tres s’est plaint en Conseil que des gens venaient d’ins­tal­ler un bidon­ville !! Mais le décor doit aussi véhi­cu­ler la sym­bo­li­que du film, comme cette femme, par exem­ple, qui pousse sa brouette. Ceci apporte l’élément visuel de la libé­ra­tion de la femme. C’est une façon de sen­si­bi­li­ser le spec­ta­teur au sujet.

Pour moi chaque film a une cou­leur. Madame Brouette est rose. Dès le début, avec le direc­teur artis­ti­que et le direc­teur de la pho­to­gra­phie, on a tra­vaillé sur cette notion. Je vou­lais avoir des cou­leurs le plus pas­sées pos­si­ble, tout en jouant sur l’arrière plan qui devient une pein­ture. Au fond, un plan c’est comme lors­que je peins. J’ai voulu tra­vailler par tache, du jaune pour les femmes, du rose, du kaki, du brun, des cou­leurs rouge terre, très pas­sées, des cou­leurs de la fer­raille, ou alors car­ré­ment, du bleu vif dans la gar­gote parce qu’on voit les deux femmes l’appli­quer. La seule cou­leur que je n’uti­lise jamais est le vert.

La musi­que est par­ti­cu­liè­re­ment pré­sente dans vos films…

Lorsque je raconte une his­toire, j’aime la raconter avec une poly­va­lence de moyens : des paro­les, de la musi­que, et une mélo­die. Mais la musi­que n’est pas can­ton­née aux ins­tru­ments, c’est aussi la voix. En Afrique, la tra­di­tion orale est basée sur le verbe chanté. Donc j’uti­lise tous ces moyens et, comme dans la tra­gé­die grec­que, il y a le chœur qui repré­sente à la fois le témoin et le spec­ta­teur. Ici, le chœur est tenu par des griots, ceux qui en Afrique trans­met­tent la tra­di­tion car c’est le moyen le plus effi­cace.

Quels ont été les apports de la copro­duc­tion ?

L’union fait la force comme on dit, et je crois qu’une copro­duc­tion doit pro­fi­ter à tout le monde. Et ça c’est le plus dif­fi­cile ! Djibril Diop Mambety, lui, insis­tait beau­coup sur la notion de ter­ri­toire. Avec la copro­duc­tion cana­dienne, j’ai eu accès à des pro­fes­sion­nels de haut niveau et à du maté­riel tech­ni­que très per­for­mant. D’abord, j’ai retra­vaillé la struc­ture du scé­na­rio du film avec le scé­na­riste, Gilles Desjardins. Il m’a beau­coup apporté. Sur le pla­teau de tour­nage pro­pre­ment dit, il y a eu à la prise de son, Philippe Scultety, - et j’ai, je pense, le meilleur son qu’on ait jamais fait au Sénégal… - une scripte avec une mémoire infailli­ble, et Pierre Magny , un pre­mier assis­tant extra­or­di­naire, la Rolls du cinéma ! La qua­lité hyper pro­fes­sion­nelle de l’équipe m’a permis de me consa­crer aux acteurs et à la réa­li­sa­tion.

Je dois aussi ajou­ter que Jean-Jacques Bouhon, le direc­teur photo fran­çais, qui a dû join­dre la pro­duc­tion au pied levé et pour qui ce n’était pas tou­jours facile, a fait de super­bes images même si plutôt clas­si­ques.

Pouvez-vous nous parler de la per­sonne à laquelle le film est dédi­cacé ?

Le film est dédi­cacé à Bertrand Chatry. C’est le direc­teur de la pho­to­gra­phie qui a fait l’image de mon film pré­cé­dent. Il est mal­heu­reu­se­ment décédé trois semai­nes avant le tour­nage. C’était devenu un ami. Nous nous fré­quen­tions. Il avait lu toutes les ver­sions du film. On avait fait le repé­rage et tout le cas­ting ensem­ble. On se regar­dait et on savait ce qu’on fai­sait. Je n’avais pas besoin de dis­cu­ter. Ça a été un moment très dur. Parfois, je tour­nais et je le sen­tais près de moi, tel­le­ment on avait parlé de toutes les scènes. Sa dis­pa­ri­tion m’a beau­coup affecté et c’est pour­quoi je dédie le film à sa mémoire.

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