D’où est venue cette histoire - et l’envie de raconter cette histoire - ?
A vrai dire, je ne sais pas trop d’où vient cette histoire. Je n’en ai pas entendu parler, je ne l’ai pas vécue non plus. C’est venu de plusieurs éléments, principalement l’envie de raconter un personnage – celui d’Aïcha - , de la suivre dans son évolution particulière. Je suis partie de ce personnage et je me suis laissée aller. Je voulais raconter une quête qui est celle de l’identité, de la féminité.
Vous avez donc imaginé - dans un scénario - quels seraient pour ce personnage les obstacles à franchir pour accéder à la féminité ?
J’ai ancré ce personnage dans un milieu particulier. Effectivement, c’est en faisant franchir à ce personnage des étapes et des limites que son entourage lui a fixées – mais aussi, qu’elle s’est fixées elle-même - , dans ce dépassement de soi que ce personnage se construit.
Est-ce qu’il y avait une intention de scénariste de retrouver l’esprit de la tragédie grecque ?
C’est vrai que la matricide est le geste final du personnage. Le fait qu’elle tue sa mère peut rappeler un schéma de tragédie grecque. Elle est un peu Electre. Mais ce lien est venu plus tard, j’en ai pris conscience après. Ce n’était pas un élément présent dans mon esprit quand j’ai commencé à écrire le scénario. Le meurtre de la mère est une étape nécessaire dans l’affranchissement du personnage. Ce meurtre n’est pas à prendre au sens littéral mais au sens symbolique – on tue ses parents, on tue sa mère pour devenir adulte. Et cette étape que franchit le personnage lui est nécessaire. Cela a des résonnances avec la mythologie grecque. Le film peut s’apparenter à une tragédie grecque dans l’unité de lieu, l’unité de temps, le huis-clos entre les personnages. Il y a quelque chose d’assez théatral dans la composition, dans la forme. Ce dénuement peut renforcer l’idée d’un lien à la tragédie grecque.
Le meurtre de la mère est un tabou. Avez-vous voulu enfreindre un tabou ?
Dans le film, la mère est une image terrifiante, d’une part (sourire)… Ce personnage est imposant. L’actrice choisie (…) est une actrice assez puissante déjà, dans son jeu. Elle a un côté fort et protecteur à la fois. Il y a les deux côtés : l’aspect protecteur et l’aspect castrateur, qui sont pour moi les deux visages de la maternité. Cette puissance est un pouvoir dans cette maison. Le fait que le personnage d’Aïcha tue la mère, c’est une manière de s’emparer du pouvoir et de devenir elle-même. Evidemment, parce que cette mère, avec son autorité, l’empêche de devenir elle-même. C’est dans ce sens-là que c’est un tabou. Cette mère est l’élément fondateur de cette famille. Le personnage d’Aïcha va s’affranchir de son autorité et faire table rase pour renaître.
Et à la réception par les publics, avez-vous senti que vous aviez enfreint un tabou ?
Je me souviens d’une projection avec une association de mères au foyer (sourire) à l’occasion de la journée de la femme. Elles ont été très choquées par le meurtre de la mère. Elles ont dit : « Pourquoi elle tue sa mère ?! On ne peut pas tuer sa mère ! ». C’est une réaction primaire et très révélatrice. Elles se sont identifiées au personnage de la mère, qu’elles ont trouvé sympathique – Alors que pour moi, elle ne l’est pas ! - . Enfin, cet acte-là… elle tue ses deux mères. La maternité est au cœur de l’histoire. Ces rapports des trois personnages entre eux sont en relation avec la maternité. Pour le reste, les réactions au film n’étaient pas forcément concentrées sur ce fait-là, qui n’a pas forcément perturbé les spectateurs. Mais il y a eu des réactions indirectes : on m’a parlé de la violence. Celle des personnages envers elles-mêmes et la violence du meurtre. Comme c’est un film où les personnages principaux sont des femmes, que tout baigne dans une atmosphère féminine, on s’attend à ce que ce soit doux et tendre ! Ces éléments violents perturbent certains, parce que cela ne correspond pas à leurs attentes.
Le film donne une analyse radicale de la coercission qu’exercent les mères sur les filles. C’est un réquisitoire qui a quelque chose d’assez universel…
En fait, la maternité est la transmission, d’un héritage, d’une manière d’être. Cette transmission peut se passer sur un mode dur et castrateur, pour les femmes, dans le sens où ce que l’on transmet n’est pas forcément quelque chose de positif. Cela peut être un frein. Cela peut aussi casser quelqu’un, ce n’est pas forcément un élan positif. Ce que le film dit aussi, c’est que la mère n’est pas forcément quelqu’un qui accompagne ses filles en harmonie. Je voulais son côté protecteur très présent, mais à côté de cela, que cela se passe aussi sur un mode violent. Je voulais que le film montre une certaine tendresse. Il y a cette comptine, cette berceuse, qui est chantée tout au long du film, qui rappelle l’enfance. Mais cette maternité peut aussi être troublée, tourmentée, et peut engendre de la violence.
Aïcha, le personnage magnifiquement interprété par Hafzia Herzi est troublante : elle pourrait avoir 13 ans ou 18, elle est très changeante et indéterminée. Elle est encore dans l’ignorance de ce que c’est qu’être une femme, elle recherche les codes, comme toutes les petites font, elle essaie les belles chaussures, le rouge à lèvre…
Pour moi, le personnage d’Aïcha a été maintenu dans l’enfance, parce qu’on a peur qu’elle grandisse et clame ses désirs. On a essayé de travailler sur sa gestuelle, en trois étapes. Au début, elle a des mouvements brusques, elle est encore enfermée dans son corps, elle est très enfantine, sans élan. Petit à petit, elle prend conscience de son corps et plus elle entre en contact avec l’autre femme (qui lui fait découvrir la féminité), plus elle devient aérienne, féminine. Elle change. A la fin du film, elle devient déterminée et volontaire. L’âge du personnage d’Aïcha est indéterminé, même dans le scénario. Hafsia Herzi s’est glissée dans ce personnage. Elle est aussi un peu entre deux.
Enfantine par moments, sensuelle à d’autres : elle a plusieurs facettes. C’est l’étape ténue qui est celle de l’adolescence.
On a essayé de retrouver cela. Il y a aussi quelque chose de décalé. Cet enfermement ne lui a pas donné les codes pour comprendre le monde. Cela ne lui a pas permis d’être comme elle devrait être. On la voit, à l’extérieur, observer une jeune fille sur un banc, se comparer. C’est un personnage en pleine recherche, dans une ouverture à l’extérieur. Alors que les autres sont enfermées sur elles-mêmes, résignées. Elles ont mis des barrières entre elles et le monde extérieur. C’est cette dynamique du personnage qui était intéressante à explorer.
Est-ce qu’on peut voir dans ce film une métaphore de la vie des femmes au Maghreb ? Quelles ont été les réactions en Tunisie, par exemple ?
Les gens sont souvent dans le rejet de cette image des femmes. Le rejet peut être révélateur. On peut dire que cela touche de manière plus vive s’il y a rejet. Je ne voulais pas non plus que le film soit forcément une métaphore de la condition de la femme en Tunisie et au Maghreb. Pour moi, cette histoire peut se passer n’importe où. Je voulais qu’il y ait un côté intemporel et intimiste, dans un cadre fermé.
Dans le film, il y a une jeune femme moderne et émancipée. Quand elle est kidnappée, elle semble se fondre avec les trois femmes, - les trois sorcières ! on ne sait pas comment les appeler ! – Elle se met à baisser les yeux, à être moins sûre d’elle, comme s’il y avait un rattrapage de cet univers.
Pour moi, concernant ce personnage-là, c’était important de ne pas être dans un mouvement facile de révolte. Cela aurait été simpliste si ce personnage se rebellait et partait. Ce qui était inattendu, c’est qu’elle se replie avec ces femmes et trouve une sorte d’harmonie à l’intérieur de cet univers improbable et pas forcément avenant. C’est intéressant de voir ce qui pouvait rapprocher ces personnages. On voit très bien ce qui peut les séparer, mais il y a aussi des choses qui les réunissent. C’est cette parenthèse, ce moment de communion qui m’intéresse. Ce que les unes apportent aux autres. Cette femme porte une certaine émancipation et elle brise le secret : elle est l’élément déclencheur qui va tout remettre en cause et réveiller Aïcha, lui faire prendre conscience de qui elle est. Elle met le doigt sur un engrenage qui fait qu’elle se transforme.
Et les hommes, le masculin dans tout cela ? Le compagnon de la jeune femme moderne disparaît assez vite du récit. Il ne s’est pas battu.
Les hommes sont présents dans le film, par leur absence. Leur présence est significative. On est concentré sur cet univers féminin mais les hommes sont importants. L’absence du père, incarnée par sa tombe, résume tous les secrets de cette maison et détermine ce qui est advenu de ces femmes. L’homme, c’est un peu le passé. Le présent aussi… Je ne voulais pas que ce film soit manichéen : la positivité du côté des hommes, la négativité du côté des femmes. Les femmes aussi, sont violentes entre elles. Effectivement, les hommes ne sont pas importants dans la dramaturgie. Je ne voulais pas m’embarrasser de personnages qui n’étaient pas utiles à mon histoire !
On parle souvent de « tiers séparateur » en psychanalyse, ou du prince charmant qui tire la jeune fille de l’emprise de ses parents. Là, dans ce récit, on a l’impression que sauver sa peau, pour Aïcha, ne peut venir que d’elle-même. Elle doit se prendre en main. Le salut ne lui viendra pas du masculin.
On pourrait dire que c’est Cendrillon (avec les chaussures etc) ou encore La Belle au bois dormant – mais sans le prince charmant qui vient la réveiller ! . Elle est toute seule, Aïcha… Mais elle est déterminée à s’affranchir sans le baiser du prince charmant ! (rires)… qui n’est plus là depuis longtemps. Il y a une absence de cet élement-là. C’est important que le personnage d’Aïcha trouve la force et la volonté en lui-même.
Propos recueillis par Caroline Pochon
Clap Noir
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