Grâce étrange et sinistre d’un film qui embrasse à bras le corps la question de la place des Blancs en Afrique. Tragédie d’une héroïne durassienne, en barrage contre l’inéluctable départ, dans un pays sans nom qui ressemble étrangement à la Côte d’Ivoire actuelle… Bien des années après Chocolat (1988), le long métrage qui l’a fait connaître, dans lequel elle contait la découverte des émotions chez une fillette blanche dans une ferme africaine (Isaac de Bankolé, toujours complice de Claire Denis, apparaît aussi dans ce film, mais symboliquement, il y est à l’agonie), voici venue l’heure tragique.
Une Blanche en Afrique
On pense aux événements récents de Côte d’Ivoire, on peut aussi penser au Zimbabwe de Mugabe et aux violences menées contre les fermiers blancs dans l’ancienne Rhodésie, on peut même avoir en arrière-plan l’histoire des pieds-noirs d’Algérie. On peut aussi penser à la situation des Békés aux Antilles… Cinquante années après des indépendances - souvent octroyées en Afrique Noire -, la violence contre la France se réveille, du moins dans certains pays du continent. Et ce sont les africains blancs, les « white material » qui sont en ligne de mire. Une femme, ici. Bouc émissaire d’une situation qui la dépasse. Partout, la même question se pose. Que peut devenir le colon blanc, dans un pays où l’on ne veut plus de lui, où règne le désordre et l’anarchie, où des enfants soldats de douze ans armés d’une kalachnikov sont ceux qui font la loi. Le Blanc est mal, dans cette Afrique imaginaire et plus réelle que jamais. Avec sa plantation artisanale de café, dans laquelle elle emploie une dizaine d’ouvriers, Isabelle Huppert, « Maria » est mal. Comment quitter, à cet âge, un endroit qui est à elle, qui est tout pour elle ?
Le racisme devient une donnée. Le climat devient celui qui précède le massacre. La relation coloniale explose. Ou plutôt, implose. On le sent à travers la musique de Tinterstick, très dépressive, sombre, anachronique et donc finalement très juste. Claire Denis, aidée à l’écriture par la romancière Marie Ndiaye, tisse donc avec son nouveau long métrage un tableau cruel de (la fin de) l’Afrique post (ou néo) coloniale en montrant seulement cette femme qui lutte seule, avec un fils dégénéré (très juste Nicolas Duvauchelle) et un mari trop absent (très bon Christophe Lambert, buriné par le soleil d’Afrique et tendre malgré tout).
La violence
Au premier abord, le scénario n’est pas construit classiquement. Quant à la réalisation, elle tremble, panique, cherche affolée un point de repère. Les images sautent comme si elles étaient volées d’un caméscope familial avant la fin… Claire Denis refuse de sur-dramatiser la violence. White material est un anti-Chiens de pailles. Mais avec la finesse de son expression et la poésie dont elle charge ses images, Claire Denis livre peu à peu les informations et fait virer les couleurs. On découvre d’abord cette femme, seule dans le plan. Seule face au reste du monde. Mais on voit peu à peu qu’elle n’est pas seule : elle a un mari absent, un fils reclus et dépressif – Le « white trash » n’est pas très loin du « white material ». Comme les personnages de Lucrecia Martel, ils sont embourbés dans les eaux sales de leur « ciénaga ». Ils vivent en vase clos, dans la névrose et dans des relations avec les Noirs qui sont toutes ancillaires. Les Noirs, ce sont les bonnes, le boy, les ouvriers et leur famille, des gens à qui l’on donne des ordres et avec qui on vit, aussi. Entre la maison et la cuisine, où le boy noir reste, loyal, Claire Denis brosse un tableau impressionniste – plein d’ellipses, d’accidents et de dérapages – de la société coloniale avant la fin.
Un film à fleur de peau
Empathique avec sa Blanche au point d’entrer filmiquement dans le grain de sa peau ou les reflets blond-roux de ses cheveux (« le blond est dangereux, de même que les yeux bleus », lui dit son ami-amant africain). Elle s’autorise cependant à passer la ligne des 180 degrés pour filmer aussi « la marmaille » en treillis : visages saisissants de beauté, violence magnifiée. Gosses qui tuent : entre ceux qui jouent et volent une poule et ceux qui massacre, il n’y a presque pas de différence. Gosses qui se gavent des médicaments volés à la pharmacie dévalisée et massacrée, gosses qui portent sur eux les vêtements et les bijoux pillés à l’héroïne.
Tout est dans le corps, tout est dans la peau. Isaac de Bankolé agonise chez Isabelle Huppert. C’est à peine une dramaturgie. La dramaturgie est dans cette quête très amère de la réalisatrice pour transmettre un point de vue sur ce qui est en train de se passer. Ses plans sur les visages et les corps noirs sont toujours aussi sublimes et malgré l’abjection, la haine, la folie collective qu’elle dépeint, Claire Denis n’est pas une cinéaste raciste. Au contraire, elle a toujours pris « le côté des Noirs », dans « S’en fout la mort », dans « J’ai pas sommeil… » Son empathie avec le personnage de Maria, Française d’Afrique accrochée à sa terre, Karen Blixen française bientôt propulsée « out of Africa » bataille avec la compréhension dans laquelle elle embrasse la révolte anti-coloniale.
Ainsi, comme dans les autres films, en affirmant un parti-pris narratif fort et radical – c’est à dire en racontant seulement le ressenti intérieur de cette femme -, Claire Denis montre sans juger, raconte sans écouter les idéologies, filme à fleur de peau – puisque c’est toujours une histoire de peau. Mais au fond, où se situe-t-elle, la cinéaste dont le père fut administrateur colonial au Cameroun ? Que veut-elle me dire, avec son film poisseux où le beau et le laid cohabitent ? Cette présence française en Afrique, qui inspire son travail de cinéaste depuis Chocolat et dont on retrouve l’inspiration dans Beau travail (où elle décrivait des militaires français en garnison à Djibouti) – qu’en pense-t-elle ? Et c’est là qu’est le véritable drame du film. Il semble qu’à ses yeux décillés, le « White material » n’ait plus le choix, dans certains coins d’Afrique, qu’entre partir et mourir sur place. Claire Denis de son « exil » en France, nous montre que ça lui fait mal, mais que c’est ainsi.
Oublier Huppert
Pour savourer le film et son goût morbide, oubliez Huppert. L’art cinématographique de Claire Denis est aux antipodes de la psychologie traditionnelle. Elle refuse le jeu – et ses tics – et met à distance dramaturgie et émotions codée et contemple : les lieux, les changements du ciel, la lumière sur une chevelure, le grain d’une peau. C’est là qu’est la vérité de son récit.
Au delà du portrait de cette famille de Blancs en proie à la panique, le visage d’Isabelle Huppert est la cartographie du monde du film. Huppert joue peu, elle joue « mal », c’est à peine si elle joue. Avec son corps d’adolescente en tutu, elle aurait pu inspirer un Degas. Avec ses mains dures et ses rictus tendus, elle est – presque malgré la comédienne elle-même – la paysanne brute qu’elle est censée incarner. Huppert dont on a vu cent fois toutes les expressions chez Jacquot, Haneke, Chabrol et récemment Rithy Panh (dans Barrage contre le pacifique, - connivence ou redite ? - )… Huppert en bottes de travail ou en sandales plates, silhouette masculine et fragile : Huppert comme une apparition. L’écriture de ce film est anti-psychologique parce que ce personnage qui résiste nous est fermé, peu empathique, peu compréhensible, presque autiste. Au fond, on partage à peine son combat. On a beau la voir se débattre, c’est à peine si on l’aime. Elle est dans tous les plans (et en gros plan) et pourtant, elle est à distance. C’est peut-être la justesse du propos et du geste de la cinéaste. Ce n’est pas Hollywood. Son déchaînement de violence à la fin du film est la seule fausse note. C’était la fin de la partition d’Isabelle Huppert-violente-et-cruelle, y céder ruine en partie l’effort de distanciation brechtienne tenu brillamment par Claire Denis sur toute la durée du film. Comment assumer cette difficile posture de Blanche africaine qui finalement, se sentent aussi proches des Noirs que des Blancs dans cette triste histoire. Pour que cela soit supportable, peut-être au fond ne désirait-elle pas que l’on tombe trop amoureux de l’héroïne. Et c’est ainsi qu’elle a choisi Huppert. Pour ses cheveux, pour son corps, pour son nom. Mais au fond, peut-être pas pour son jeu. Ou alors, pour se servir de son jeu à contre-emploi et pouvoir mieux tuer son « white material » sans véritables larmes. Vision prémonitoire, hallucinatoire, fin du rêve ou cauchemar africain ? Il faut voir ce film parce qu’il est poétique, mais aussi très conscient. Et même si c’est une métaphore, il parle de ce qui est en train de se passer…
Caroline Pochon
Clap Noir
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