Rencontre avec Idrissou Mora-Kpai
Publié le : dimanche 6 mars 2011
Fespaco 2011

Indochine, sur les traces d’une mère, une contribution à la psychanalyse du passé colonial...

Comment est venue l’idée d’abor­der la ques­tion de l’Indochine et de donner la parole aux anciens de l’Indochine ?

On fait des ren­contres. Les enfants issus de cette guerre d’Indochine, je les croi­sais à Cotonou, je savais qu’ils exis­taient sans que leur vie n’attire ma curio­sité. Un jour, je suis allé manger dans un res­tau­rant appar­te­nant à l’un de ces enfants-là. J’ai eu l’occa­sion de m’entre­te­nir un peu, il m’a un peu raconté son his­toire. Je me suis dit qu’il fal­lait faire un film de cette his­toire fas­ci­nante. J’ima­gine que beau­coup, comme moi, igno­raient cette his­toire. Son his­toire est aussi mon his­toire et celle de beau­coup d’afri­cains. On a eu tous un membre de nos famil­les qui a fait la guerre d’Indochine, ou alors, la guerre d’Algérie, ou encore 14-18 ou 39-45. C’est donc l’his­toire des Africains !

Cet homme nous entraîne tout de suite dans son émotion intime, et c’est ce qui fait aussi la force du film. Disons donc que la porte d’entrée dans cette Histoire a été pour vous les enfants.

Les enfants res­tent comme sou­ve­nir des guer­res et nous ramè­nent aussi vers ce passé. Pour ce qui concerne Christophe, quelqu’un m’a dit : "J’ai grandi avec un enfant qui a la vie de Christophe, mais jamais je ne l’avais vu sous cet angle-là. J’avais vu un enfant gâté, pri­vi­lé­gié". Ces enfants étaient élevés par des géné­raux, qui ont jus­te­ment pris le pou­voir juste après les indé­pen­dan­ces, donc ils étaient pri­vi­lé­giés.
Nous, petits afri­cains, on enviait un peu leurs vies. Mais l’autre côté, l’affec­tion leur a manqué, il ont fait face à l’absence d’une mère et même d’une famille. Car les rap­ports qu’ils avaient avec leurs parents n’étaient pas les rap­ports que nous autres avions avec les nôtres. Ce n’était pas la même affec­tion. Ce film permet de se mettre à leur place et de se dire que l’his­toire qu’ils ont vécue est ter­ri­ble. L’Indochine, on n’en parle pas trop. Je ne sais pas si c’est parce que les Français ont perdu cette guerre qu’on n’en parle pas trop ?! Ce qui est écrit est sou­vent fonc­tion des récits des offi­ciers fran­çais. Mais le fait que les Africains aient par­ti­cipé à cette guerre est peu connu. Les offi­ciers le savent, mais l’opi­nion publi­que ne le savait pas. Encore moins connu, le fait que la plu­part de ces sol­dats afri­cains étaient des appe­lés ! On disait que c’était des mili­tai­res de car­rière, parce qu’en France, tous les sol­dats qui sont partis en Indochine étaient des volon­tai­res. Mais les Africains qui sont partis n’étaient pas des volon­tai­res. Il y a ce jeu de mot : qui est volon­taire, en Afrique ? La plu­part des sol­dats afri­cains étaient recru­tés de force. On leur disait après les trois ans de ser­vice obli­ga­toire : "tu pro­lon­ges ton contrat d’un an et tu deviens volon­taire". Cela a des avan­ta­ges après (on peut avoir une retraite après avoir servi neuf ans). La plu­part des Africains enrô­lés n’étaient pas allés à l’école, ils ne com­pre­naient rien à ce contrat. Raconter l’his­toire des enfants, c’est une chose, mais il y a aussi l’his­toire des parents. Les pères. Des rami­fi­ca­tions de destin.

On se dit que cela a été un voyage au Vietnam, pour ren­contrer des mem­bres de l’armée d’Hô Chi Minh, qui étaient les pre­miers com­bat­tants des luttes anti-colo­nia­les.

C’est une his­toire peu connue en Afrique, c’est une main tendue qu’on a ratée ! Les offi­ciers viet­na­miens racontent qu’Hô Chi Minh dès les années 20 avait pris cons­cience que tous les peu­ples colo­ni­sés avaient le même combat et qu’il fal­lait s’unir contre l’ennemi commun, qui était le colon. Et là, on a pris une partie des colo­ni­sés que l’on a opposé à d’autres colo­ni­sés. C’est ce qui s’est passé aussi en Algérie. Et nous, on n’avait pas com­pris cela. L’Africain vou­lait servir, vou­lait être le plus fidèle pos­si­ble au colon. Les Vietnamiens ne com­pre­naient pas ! Ils ont tenté de "cons­cien­ti­ser" les sol­dats afri­cains. Les pre­miers qui ont com­mencé la guerre en Algérie, ils venaient de l’Indochine. Quand l’un des colo­nels qui s’exprime dans mon film dit que cela a porté ses fruits, il parle en fait de l’Algérie. Une fois le Vietnam libéré, il fal­lait pour­sui­vre le même combat. En Algérie, cela a bien com­mencé. Malheureusement, au sud du Sahara, cela n’a pas eu lieu, parce que le géné­ral De Gaulle avait prévu cela et en don­nant l’Indépendance, il savait qu’il pou­vait mieux mani­pu­ler que s’il y avait eu des com­bats de libé­ra­tion. Quand on se bat pour avoir sa liberté, on est plus fier et plus indé­pen­dant. L’indé­pen­dance que nous avons, nous ne nous sommes pas battus pour l’avoir !

Pourquoi cette main tendue n’aurait-elle pas été saisie ?

C’est le manque d’éducation des sol­dats afri­cains. Les Marocains savaient écrire, ils avaient des têtes pen­san­tes. Nous n’avions pas de langue com­mune, nous étions de peti­tes tribus. Et il y avait eu la guerre du Rif. Abd El Kim avait crée des pro­blè­mes aux Français en Afrique du Nord. Pendant la guerre, Hô Chi Minh a écrit à Abd El Krim, qui était exfil­tré en Egypte, et qui a parlé sur une radio qui était captée en Indochine pour encou­ra­ger les Marocains à se batt­tre plutôt contre les Français. Et ce qui s’est passé est que des mil­liers d’Algériens et de Marocains ont changé de camp.

Encore une his­toire à raconter.

Il y a eu seu­le­ment 500 afri­cains noirs en tout qui se sont ral­liés. Les Marocains sont restés jusqu’en 1979 au Vietnam, Hô Chi Minh leur a donné un vil­lage. Pour moi, c’est cette main tendue qu’on a ratée, parce que les luttes d’indé­pen­dance auraient dû com­men­cer juste après l’Indochine. Je me suis dit que cette his­toire permet de retra­cer la guerre colo­niale. C’est fas­ci­nant. Et puis, ces sol­dats, on parle de leur retraite, on les regarde avec un peu de pitié, un com­por­te­ment pater­na­liste. Mais moi, je suis allé enten­dre des vies, des des­tins. Je vou­lais rame­ner le centre de gra­vité de ces sol­dats en Afrique. Je n’ai pas donné la parole à un offi­cier, ni à un his­toire. Certains ont pris beau­coup de recul. Aujourd’hui, le jeune afri­cain se fout des retrai­tes. Ces gens ne sont pas des héros de l’Afrique moderne, indé­pen­dante. Ils sont vic­ti­mes, entre deux choses, lâchés par la France pour les retrai­tes, mais lâchés en quel­que sorte aussi par l’Afrique, parce qu’ils ne se sont pas battus pour nous non plus ! Il faut plutôt parler de l’expé­rience de guerre, du combat de ces hommes.

On est touché par le res­senti que des hommes pudi­ques dévoi­lent.

C’est la seule guerre où les ren­contres entre les hommes afri­cains et les femme viet­na­mien­nes ont été aussi nom­breuse. Quand ils sont arri­vés au Vietnam, les Africains se sont retrou­vés dans un décor qu’ils connais­saient, tro­pi­cal. On retrouve les mêmes arbres au Vietnam qu’au Bénin. Les Africains se sont sentis inté­grés. La pau­vreté, la sen­si­bi­lité, tout était pareil. Les tra­vaux cham­pê­tres. Un colo­nel m’a dit qu’il était étonné par le nombre de demande en mariage : "au bout de deux jours, ils avaient des copi­nes ! Et nous, on n’avait rien !". Sans être poli­ti­sés. Une atti­rance natu­relle est née. Ils ne connais­saient rien de la poli­ti­que, ils ne savaient pas pour­quoi ils se bat­taient. "Pourquoi je dois me battre contre ce pauvre type, qui ne m’a rien fait !". Il y a eu pro­gres­si­ve­ment cette mise en ques­tion de la guerre chez les Africains. Dans les pri­sons viet­na­mien­nes, on m’a raconté que l’on sépa­rait les pri­son­niers fran­çais - "colons" - et pri­son­niers "vic­ti­mes" : les Africains. Il n’est pas dans l’armée parce qu’il l’a voulu ! Et il fal­lait les poli­ti­ser : "ce qu’on fait-là, c’est pour nous tous. Regardez ce que les Français font. Ils pillent vos res­sour­ces, vous n’avez pas le droit d’aller à l’école alors qu’eux vont à l’école. Vous n’êtes pas déve­lop­pés depuis qu’ils sont là. Vous êtes leurs escla­ves. Vous tra­vaillez pour eux. Ici, vous faites une guerre sale pour eux : ce n’est pas normal. Le combat que nous menons, c’est pour nous tous". Certains ont com­pris. Un colo­nel gui­néen et un colo­nel maro­cain - très connus au Vietnam - ont rallié d’autres frères, ils venaient avec un méga­phone disant : "sol­dats afri­cains ! ce combat n’est pas votre combat ! Vous mourez pour les Français, vos femmes vous atten­dent à la maison, venez nous rejoin­dre et nous vous rapa­trie­rons chez vous". Les his­to­riens n’ont pas voulu raconter cette partie de l’Histoire.

C’est un maillon fon­da­men­tal de l’évolution poli­ti­que, et dans l’incons­cient col­lec­tif aussi. C’est bien que le film fasse le lien entre ce moment de la guerre d’Indochine et l’évolution des luttes anti-colo­nia­les. Tout en ayant la dou­ceur et l’huma­nité de passer par le res­senti de quel­ques per­son­na­ges.

Je ne vou­lais pas faire un film d’his­toire, c’est un film qui parle de des­tins indi­vi­duels, le destin indi­vi­duel de ces enfants, et aussi de nos grand-pères et de nos pères.

C’est comme si le film fai­sait oeuvre de filia­tion, là où la filia­tion était dif­fi­cile.

Il y a ce chemin et puis le chemin inverse. D’ici au Vietnam. Les enfants dans le sens contraire. (...) Ces métis qui sont liés à nous de sang, on ne voyait pas de cette manière-là, on ne voyait pas que c’était nos frères. Christophe m’a raconté ce qu’il a vécu petit à l’école, une sorte de refus de la société d’accueil. C’est triste. On n’a pas raconté leur his­toire et si cela avait été le cas, ils se seraient plus faci­le­ment inté­grés. Quelqu’un m’a dit : "tu sais, j’ai tou­jours trouvé Christophe arro­gant, mais mon regard a changé en voyant le film". Si c’est le cas des Béninois, c’est aussi celui de tous les Africains, il y a aussi des famil­les "mixtes" (sol­dats afri­cains et femmes viet­na­mien­nes) nom­breu­ses au Sénégal. Dans ces famil­les, il y a tant de mélan­ges. Des enfants adop­tés...

C’est étonnant, la vio­lence de l’armée fran­çaise, au moment du départ, le choix de sépa­rer ces enfants et de leurs mères, et de leurs pères par­fois.

C’est maté­riel. Pourquoi payer pour des femmes ? Le trans­port était avant tout pour les sol­dats. Si on vou­lait amener toutes les mères, il fal­lait beau­coup plus de bateaux ! Et l’armée n’avait pas cet argent-là. Alors, on a bana­lisé la sépa­ra­tion. Un offi­cier disait à un soldat : "tu vas amener tes enfants et oublie-la ! En Afrique, il y a des femmes qui t’atten­dent ! ". Il fal­lait se sou­met­tre. Et voilà pour­quoi ils aban­don­nent la femme et ramè­nent les enfants - sans penser qu’ils allaient bles­ser à jamais ces enfants.

Il y a une réflexion sur la filia­tion, le rôle de la mère, men­tion­née dans le titre, et le père aussi. Ces pères ont fait le choix tra­gi­que d’emme­ner leur enfant doi­vent assu­mer les deux rôles.

Absolument. Même s’ils se sont rema­riés, l’autre femme ne don­nera pas l’affec­tion. Ces mères ont leur propre enfant, mais donner à un enfant... Et encore, ces enfants étaient consi­dé­rés comme des extra-ter­res­tres. Ils n’étaient pas com­plè­te­ment accep­tés comme des enfants afri­cains.

Cela ren­voie à la ques­tion du métis­sage, sou­vent vécu dif­fi­ci­le­ment en Afrique.

Oui. Et il y a l’adop­tion. D’une façon géné­rale, en Afrique, quand un enfant perd sa famille, l’enfant fait partie de la famille élargie. Mais un enfant qui ne fait pas partie de la famille, adopté dans une famille afri­caine, c’est dif­fi­cile. Pour Christophe, cela a été dif­fi­cile.

On a vu l’an der­nier un film docu­men­taire malien, Waliden, l’enfant d’un autre. Tous témoi­gnaient d’une grande souf­france.

Dans le monde entier, les adop­tions sont pro­blé­ma­ti­ques et en Afrique, je pense que c’est encore plus dur.

On dit pour­tant que le lien de filia­tion est avant tout sym­bo­li­que. Mais cela n’est pas si simple.

Et je dis "sur les traces d’une mère", mais le film est aussi sur les traces d’un père. Christophe a tou­jours parlé de l’absence de la mère. Mais en réa­lité, il n’a pas non plus connu son père ! Les traces de son père, c’est ce que je raconte dans le film, c’est son père afri­cain.

On est obligé de passer par des recher­ches et des recons­truc­tions pour recréer sa propre iden­tité.

Le deuxième métis, qui lui connaît son père : les rela­tions sont très dif­fi­ci­les entre eux. Pour mon film, je l’ai incité à venir se confron­ter à son père. Il lui en veut. Pour lui, son père est l’auteur de son drame. Il lui prend les images de sa mère. Le père s’est rema­rié, il a eu des enfants. Cet homme dit à son père : "vous avez votre famille, mais moi je suis tout seul ici. Vous m’avez exclu. Quand il y a des céré­mo­nies, je ne suis pas averti. Alors que je suis le pre­mier fils." Il a coupé les ponts. J’ai pro­vo­qué le père. Je vou­lais savoir ce qui s’était passé. C’est une ques­tion de finance. L’armée lui a dit que s’il vou­lait se marier, il devait rester un an de plus. Cela veut dire un an de guerre en plus. L’offi­cier fran­çais me l’a expli­qué d’une autre manière : "il y avait trop de maria­ges, donc on a rendu le mariage com­pli­qué."

On va donc "psy­cha­na­ly­ser" les rela­tions colo­nia­les avec ce film, et inter­ro­ger la filia­tion.

Voilà, tout est là, sans que je sois formel dans les choses, on sous-entend.

Caroline Pochon - Ouaga !

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