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« Un crime d’État est un puits très profond »
Publié le : mercredi 4 avril 2012
Interview de Thierry Michel, réalisateur de L’affaire Chebeya, un crime d’État ?

Prix du public de la 17e édition de l’Afrika Film Festival de Leuven en Belgique, le réalisateur belge Thierry Michel, témoin privilégié de l’histoire de la République Démocratique du Congo depuis 1991, nous parle de L’affaire Chebeya, un crime d’État ? qui sort sur les écrans le français le 4 avril 2012.





Comment filmer un procès aussi emblé­ma­ti­que que celui de l’affaire Chebeya ?

Thierry Michel : En essayant d’être au bon moment au bon endroit, d’être pré­sent à toutes les étapes capi­ta­les que ce soit la recons­ti­tu­tion, la com­pa­ru­tion de Numbi, le géné­ral Oleko, le ver­dict, le début du procès, etc... J’ai fait sept séjours pour ce projet. Quand je n’étais pas là, je lais­sais une équipe congo­laise filmer, on enre­gis­trait au son qua­si­ment l’inté­gra­lité du procès. Dans ce grand théâ­tre qu’est ce procès, il y a des moments de comé­die inat­ten­dus et sur­pre­nants. Il faut essayer de ne pas faire du poli­ti­que­ment cor­rect mais de repré­sen­ter de la manière la plus juste ce qu’il en est du men­songe, com­ment il se révèle de l’inté­rieur. Ce n’est pas un film de dénon­cia­tion ni un film mili­tant. C’est un film qui cons­truit le réel tout en lui don­nant sa dimen­sion fic­tion­nelle, sans épargner per­sonne.

Les tri­bu­naux ont tou­jours été un décor de cinéma emblé­ma­ti­que. Vous êtes vous ins­pi­rés d’autres films de procès pour réa­li­ser L’affaire Chebeya ?

Thierry Michel : Sans doute incons­ciem­ment mais je ne vois pas à quel film faire réfé­rence. Il y a des films sur des procès qui m’ont marqué comme Un cou­pa­ble idéal [de Jean-Xavier de Lestrade, France, 2001] qui avait rem­porté l’Oscar du meilleur docu­men­taire en 2002. J’ai revu quel­ques procès lors du mon­tage mais je pense qu’un procès n’est pas l’autre et que la culture congo­laise n’est pas la culture amé­ri­caine ou fran­çaise. Je n’ai d’ailleurs pas d’exem­ple de procès afri­cain sur lequel je me sois basé. Nous sommes là comme une éponge, nous cap­tons la réa­lité, la caméra est un scan­ner, nous devons sentir là où ça se passe, là où le men­songe va surgir pour cadrer les visa­ges, les lapsus, le non-dit, les silen­ces et les hési­ta­tions.

Justement, quels dis­po­si­tifs ciné­ma­to­gra­phi­ques ont été mis en place lors de ce tour­nage ?

Thierry Michel : J’avais une caméra et une deuxième caméra d’appoint. Parfois nous tour­nions à deux camé­ras et une équipe congo­laise tour­nait aussi pour moi les contre-champs ou les regards croi­sés. Dans les moments dif­fi­ci­les - comme la recons­ti­tu­tion - nous étions à deux camé­ras et nous bas­cu­lions d’un point de vue à un autre pour avoir les réac­tions des uns et des autres.

Sur 90 heures de rush tour­nées en un an, vous avez réa­lisé 1h30 de film axé sur la tra­gé­die. Comment avez-vous fait le deuil des 89 autres heures ?

Thierry Michel : C’est très dif­fi­cile, c’est par étapes. C’est tou­jours la phase un peu dépres­sive du réa­li­sa­teur mais c’est pour le bien du film. Il y a le fait qu’un film ne peut durer qu’1h30, qu’il y a une dra­ma­tur­gie, qu’il faut alter­ner les grands moments d’émotion tra­gi­que et avoir ce procès dans ses dimen­sions dra­ma­ti­ques et congo­lai­ses. Il y a des moments forts et des choses plus secondai­res. Il y a des choses que je regret­te­rai tou­jours mais je pense que le film doit arri­ver à une durée sup­por­ta­ble par un public, il doit avoir son rythme, son effi­ca­cité et sa ten­sion dra­ma­ti­que. Là où j’ai été plus faible en images parce qu’il n’y en a pas, c’est l’autop­sie. Je ne pou­vais même pas ache­ter des archi­ves. Je n’ai pas voulu en parler dans un com­men­taire qui aurait redonné un ton jour­na­lis­ti­que au film. Je vou­lais rester dans un film qui repré­sente les cou­lis­ses d’un théâ­tre du monde.

Comment jus­ti­fiez-vous l’uti­li­sa­tion d’une musi­que empa­thi­que ?

Thierry Michel : C’était un choix. On m’a déjà posé la ques­tion « Pourquoi pas une musi­que afri­caine ? »... Non, j’ai voulu uni­ver­sa­li­ser le propos. J’ai pris des cordes, des sons grin­çants. Il y a des musi­ques qui sou­tien­nent l’émotion, sur les veuves par exem­ple, et qui par­ti­ci­pent à l’empa­thie que j’ai avec elles. Il y a des musi­ques dis­tan­ciées qui vien­nent poser un regard cri­ti­que sur des moments où il faut sou­li­gner le men­songe. Je suis dans un regis­tre plus clas­si­que, un peu opéra. Il y a aussi des musi­ques iro­ni­ques qui créent un effet comi­que à plu­sieurs moments.

Après Mobutu roi du Zaïre, Congo River et Katanga Business, com­ment défi­ni­riez-vous votre regard sur le Congo et qu’essayez-vous de défen­dre avec L’affaire Chebeya ?

Thierry Michel : Je pense que c’est au spec­ta­teur de défi­nir ce que je fais. Je n’aime pas trop que le réa­li­sa­teur fasse l’exé­gèse de son propre tra­vail. Les lec­tu­res sont plu­riel­les. Les Congolais vont voir des choses, par­fois même dans le lan­gage, qu’un Belge ne verra pas. Ils vont com­pren­dre la sub­ti­lité des bas­cu­le­ments du fran­çais vers le swa­hili, le chi­luba ou le lin­gala. J’essaie tou­jours de faire des films où je ne donne pas de leçon, où je ne dis pas le bien du mal, où j’essaie de poin­ter les grands moments de vérité pour que le spec­ta­teur puisse faire son propre che­mi­ne­ment et son propre juge­ment. Il y a le ver­dict que le tri­bu­nal a fait qui est une vérité judi­ciaire mais ce n’est qu’une demi-vérité. La vérité ultime, comme disait Démocrite, est au fond du puits et le puits d’un crime d’état est un puits très pro­fond. Néanmoins je pense qu’à tra­vers ce film, chaque spec­ta­teur se fait son propre ver­dict en son âme et cons­cience .

Il vous est sou­vent arrivé de ne pas être sélec­tionné dans cer­tai­nes com­pé­ti­tions parce que vous étiez Belge et non Congolais. Qu’en dites-vous aujourd’hui ?

Thierry Michel : Oh, il y a cette vieille ques­tion... Dans un débat où se posait à nou­veau cette ques­tion de la légi­ti­mité du Blanc qui filme les Noirs, un oppo­sant congo­lais his­to­ri­que a dit : « La ques­tion de la cou­leur de peau de Thierry Michel n’est pas un pro­blème, il suffit d’aller ache­ter du cirage pour résou­dre la ques­tion très rapi­de­ment. Il a le cou­rage de le faire, il tra­vaille avec nous, il tra­vaille pour nous, arrê­tons ces que­rel­les cor­po­ra­tis­tes ».

Propos recueillis par Claire Diao
Leuven le 30 mars 2012

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