Jean-Marie Teno a présenté son dernier film "Une feuille dans le vent" au Festival des Cinémas d’Afrique du Pays d’Apt 2013.
C’est une femme qui parle, devant une caméra fixe. La femme est belle, ses paroles,
terribles . Elle parle sans discontinuer comme coulerait une source longtemps retenue. Derrière la caméra immobile, on sent quelqu’un de fasciné, surtout ne pas rompre le fil de la parole. Juste un témoin qui enregistre.
La scène se passe en 2004. Il y a déjà plusieurs années que Jean-Marie Téno s’est mis en quête de documents pour faire un film sur Ernest Ouandié, une figure de l’indépendance camerounaise, et la fille de ce dernier a accepté de lui parler de son père. Ernestine Ouandié a quarante trois ans, elle est mariée à un pharmacien, est journaliste au ministère de l’Information et de la Culture, mère de trois enfants et vit à Foumbot au Cameroun. Derrière cette réussite sociale se cache une réalité qui détruit l’idyllique tableau. Elle est la fille d’Ernest Ouandié ce qui dans, ce pays-là, représente une malédiction.
Qui connaît cet homme au Cameroun ? Qui célèbre encore sa mémoire ?
Dirigeant historique de l’UPC (Union des Populations Camerounaises) Ernest Ouandié a voué sa vie à la lutte pour l’indépendance de son pays . Frère d’armes de Ruben Um Nyobé abattu en 1958, et de Félix-Roland Moumié empoisonné à Genève en 1960 par un agent des services secrets français, Ernest Ouandié alors revenu d’exil reprit la lutte armée dans le maquis face à l’atroce répression organisée par les troupes françaises. Condamné à mort, il fut fusillé le 15 janvier 1971, sur ordre d’ Amadou Ahidjo, premier président du pays, qui, lui-même obéissait aux ordres de l’ancien colonisateur, la France.
Une loi adoptée par l’Assemblée Nationale en 1991, reconnut à chacun des trois chefs rebelles le statut de héros national. Ironie du sort, un autre personnage partageait les honneurs : Ahmadou Ahidjo en personne, leur assassin...
Un honneur privé de sens. Comme s’ils n’avaient été éclairés que pour être mieux replongés dans l’oubli. Ultime et monstrueuse violence, une chape de plomb est retombée sur eux . Dans quelle ville une rue porte-t-elle leur nom ? Une école ? Une plaque ?.
La voix d’Ernestine, douloureuse, raconte, interroge, prend à témoin. Sans père, abandonnée par sa mère, martyrisée par sa tante, quand elle retrouve enfin sa mère, celle ci lui demande de se faire passer pour sa sœur. Comment vivre quand on n’est relié à rien ? Comment imaginer un avenir quand son passé n’est que cendres ? Son père, cette figure tutélaire et mythique n’existe plus, avalé par les remous de l’histoire. Et ses efforts pour remonter aux sources, connaître sa vie, ses combats, les trahisons qui l’ont affaibli, pour conquérir un territoire à elle, en tant que fille de...enfin ! Et ces efforts sont vains, se brisent contre un mur de silence, les autres se détournant de cette éternelle mendiante de souvenirs, trop belle de surcroît, qui dérange l’ordre établi avec tant de soins. Ne lui reste qu’une incommensurable douleur face au déni général.
« Une feuille détachée de l’arbre mourra de faim » . Dit-elle face à la caméra. « Je suis en lambeaux »
Bouleversé par cette confession de trois heures, Jean-Marie Téno, archive le document dans l’attente de la réalisation du film sur le père. Mais, le 1er novembre 2009, des pêcheurs de Foumbot retrouvent un corps de femme dans le lit de la rivière Noun. Celui d’ Ernestine Ouandié , partie se noyer au petit matin, deux jours plus tôt.
Comment ne pas se sentir appelé ? Comment taire plus longtemps cette voix qui ne parla que pour lui au risque de se rendre complice du crime d’oubli politique dont elle est la énième victime ? Comment ne pas voir dans le destin d’Ernestine , victime collatérale de l’histoire coloniale, et d’une violence banalisée, la métaphore du Cameroun ? On ne vit pas sans mémoire... Les feuilles détachées du tronc errent avant de disparaître, emportées par le vent . Un pays qui nie son histoire est comme un arbre sans racines....
Les magnifiques dessins de Kemo Semba, un jeune dessinateur rencontré à Angoulème, ainsi que des images d’archives et des lignes de jazz, accompagnent et rythment les mots d’Ernestine, tandis que la beauté de son visage irradie l’écran , et nous poursuit longtemps. Plus forte que l’oubli...
M. Solle
Questions à Jean-Marie Téno
CN : Vous accompagnez au FCAPA, votre production 2013 : Une feuille dans le vent , un documentaire déjà présenté au FIDM de Marseille. Ce film est constitué en grande partie du monologue d’une femme, filmée en 2004, chez elle au Cameroun. Quelle est la genèse de votre documentaire ?
JMT : Cette femme est la fille d’Ernest Ouandié, un des héros de l’indépendance du Cameroun, je travaille depuis longtemps sur la vie de ce dernier pour la porter à l’écran. En 2004, j’ai eu l’opportunité de filmer Ernestine Ouandié, sa fille, issue d’une liaison avec une ghanéenne quand il était près de Kwame N’Kruma. De par son origine et son éducation, elle se trouve être le fruit de cette conscience politique africaine qui essayait de construire le panafricanisme alors que les européens faisaient l’Europe.
CN : La rencontre a-t-elle été préparée ?
JMT : Je devais l’interroger au sujet de son père, elle m’attendait, j’avais laissé la caméra dans la voiture. Quand j’ai senti qu’elle passait à un registre plus personnel, je lui ai demandé la permission de la filmer et j’ai installé la caméra. J’ai eu juste le temps de la régler et d’’écouter. Je ne m’attendais pas à une aussi longue déclaration, comme un besoin vital de s’exprimer de dire sa douleur, j’étais impressionné et j’ai archivé ce document pour l’intégrer à mon futur film sur son père.
CN : Mais vous avez changé d’avis. Avez vous hésité avant d’en faire le sujet d’un film ?
JMT : Je tiens, tout d’abord, à ce qu’on sache que ce n’est pas de la fiction. Par ailleurs ce film n’existe que parce qu’elle s’est donnée la mort, cinq ans après notre rencontre. Je me suis senti dépositaire d’un message douloureux. Je n’avais pas le droit de garder plus longtemps pour moi les paroles d’Ernestine, sa douleur, sa révolte contre l’oubli imposé, ce témoignage que le silence est mortifère, qu’on ne peut vivre avec ce manque de mémoire.
Ernestine m’est apparue comme la métaphore du Cameroun, belle mais brisée, cherchant sa voie mais ne la trouvant pas. C’est tout un continent qui crie.
Il va falloir travailler sérieusement sur la décolonisation, au Cameroun , en Afrique et en France. Retrouver la mémoire, au sens propre. On manque cruellement de paroles qui viendraient s’opposer à la version officielle... C’est un passage obligé.
CN : Actuellement, vous présentez votre dernier film auprès de nombreux festivals, avez vous d’autres projets ?
JMT : Justement, le film sur Ernest Ouandié, Camarade Emile, est en cours : je vais déposer l’aide à écriture début 2014. Parallèlement, je suis en pré-montage d’un documentaire, le Futur dans le Rétro, tourné au Cameroun et qui traite des structures subsistant en Afrique sous forme de micro-royautés et qui ne laissent pas d’en fasciner certains.
Et, enfin, j’ai écrit le scénario d’une fiction, actuellement en relecture, le titre : Dans le Noir.
A bientôt donc !
Propos recueillis par Michèle Solle
Clap Noir
Association Clap Noir
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