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Sex And Drugs And Rock’n’roll
Publié le : dimanche 31 octobre 2021
Burning Casablanca – Zanka contact

Critique

Burning Casablanca
Sortie fran­çaise le 3 novem­bre 2021

Larsen Snake is not dead.
Cela pour­rait être l’épigraphe, le point de départ du récit d’Ismaël El Iraki.
Pas non plus très en forme, certes, pres­que résolu à en finir par la main de ceux à qui il doit des sommes colos­sa­les qu’il ne pourra jamais leur rem­bour­ser. Mais pas mort. Et en guise d’enfer, c’est un retour à « Casa Départ » qu’on lui promet. Étoile à l’éclat mori­bond, le voici qui débar­que là où il n’est plus qu’un sou­ve­nir pour cer­tains, une légende pour d’autres.
Plus rien, enfin, pour les plus jeunes. Mais d’un rien qui ouvre tous les pos­si­bles.
Lorsqu’il ren­contre Rajae, superbe pros­ti­tuée au verbe tran­chant qui met en déroute les isla­mis­tes et raconte les his­toi­res comme per­sonne, on a com­pris que la leur sera haute en cou­leurs ou ne sera pas. L’image chaude et soi­gnée, à l’épaisseur orga­ni­que de Burning Casablanca, tient la pro­messe, entre jours acca­blés de soleil cui­si­nier et nuits de secrets inter­lo­pes bai­gnées de musi­que et de scan­dale. On se régale de clairs obs­curs subli­mes, de peaux cares­sées par des lumiè­res de voiles tièdes, de jeux entre nuit, jour, dedans, dehors, public et privé, intime. La pho­to­gra­phie dis­tille ainsi ses humeurs sen­si­bles tout au long du récit, touche l’iris d’une poésie visuelle qui tra­vaille dans le sens de ce que cher­che Ismaël El Iraki. Car, il le for­mule très bien, der­rière les emprunts auto­bio­gra­phi­ques et les nom­breux hom­ma­ges, comme autant de clins d’œil aux cinéas­tes et aux musi­ciens qui font son pan­théon, l’ambi­tion du réa­li­sa­teur est moins de déli­vrer propos que de par­ta­ger une émotion : « L’émotion est la seule réa­lité au cinéma, la seule chose que vous emme­nez avec vous en sor­tant de la salle. (…) Un film n’est pas son sujet ; un film est un sort que l’on vous jette, c’est une croyance en la magie. C’est, si l’émotion vous frappe, un feu que l’on allume ». Et pour que cré­pite ce feu, il n’hésite pas à y jeter aussi bien son amour du son et de l’image, son goût pour le parler de la rue, son regard sur un under­ground bien éloigné de la carte pos­tale, son désir d’irré­vé­rence et de liberté, son appé­tit pour l’excès et l’exu­bé­rance, son élégance enfin pour capter une sen­sua­lité qui lui est chère, en saisir toute l’incroya­ble vita­lité comme pour conju­rer la mort — qu’il a per­son­nel­le­ment ren­contrée de façon pré­ma­tu­rée à Paris un soir de Novembre, une expé­rience dont le sou­ve­nir hanta l’écriture, selon les dires de l’auteur lui-même —, comme pour clamer ce que ça veut dire que de lui échapper. Nous sommes tous des sur­vi­vants ; seuls cer­tains le savent. C’est le cas d’Ismaël El Iraki ; de ses per­son­na­ges, aussi. Voilà, au fond, ce dont il nous parle ou, plutôt, l’énergie qu’il nous offre en par­tage.

Or, Ismaël El Iraki est un mélo­mane convaincu. Sa musi­que, c’est le Rock, cela ne sau­rait échapper à per­sonne face à son tra­vail et comme chacun le sait, le Rock, c’est une façon d’être. Un mode de vie qui imprè­gne cons­ciem­ment celle de Larsen et peut-être de façon plus incons­ciente, bien que pas moins puis­sante, celle de Rajae (le choix de son actrice, icône issue d’une dynas­tie de la scène rock maro­caine qui fait dans le film ses pre­miers pas au cinéma, affirme encore ce parti pris). C’est une atti­tude, face aux autres et face au destin. Une atti­tude que reven­di­que le réa­li­sa­teur. Une énergie trans­gres­sive et aven­tu­rière. Alors pas ques­tion, pour El Iraki, de céder aux sirè­nes d’un marché du film où un bon film Marocain (Maghrébin, Africain…) est un film sans trop de sur­prise et qui parle de tra­di­tion, ins­crit le pays dans un passé mor­ti­fère, lui fait une gueule en figeant son iden­tité. Le Rock, on sait depuis long­temps qu’il a atteint la Casbah, qu’il y met même par­fois le feu et c’est, lit­té­ra­le­ment, de ce côté-là que Burning Casablanca nous emmène faire un tour. Avec lui on plonge dans le Casa des âmes en peine, des désirs muse­lés, des fan­tai­sies clan­des­ti­nes, des addic­tions sul­fu­reu­ses. Là où la nuit s’offre à une débau­che sou­ve­raine ali­men­tée en dol­lars : l’autre Dieu qu’il s’agit de ne pas contra­rier. Gare à qui pro­vo­que son cour­roux ! Or, c’est une chose que nos deux pro­ta­go­nis­tes savent faire et font sans cesse, avec un plai­sir jamais feint et la légè­reté insou­ciante d’ado­les­cents et, même, seu­le­ment pour un temps, la béné­dic­tion de Saïd, proxé­nète lui aussi très Rock’n’roll de Rajae, qui n’y voit pas de réel inconvé­nient tant que la folie de la pas­sion ne nuit pas au busi­ness. Seulement voilà : le Rock’n’Roll, c’est aussi un cer­tain rap­port à la déme­sure et la liberté et le désir sont des dro­gues dures. Nos héros en veu­lent plus, plus, tou­jours plus. Une fois le Dieu Argent contra­rié — alors que s’acco­mo­der de l’autre dan­ge­reuse radi­ca­lité sem­blait chose fai­sa­ble —, il ne res­tera que l’exil, le vide, le désert : ter­ri­toire des esprits libres et insou­mis, des braves, des forts, de l’aven­ture et de l’inven­tion, de la résis­tance et de la poésie. Le rien, qui à nou­veau ouvre tous les pos­si­bles.
Zanka contact est un Western électrique qui fait péter les watts.


Porté par un duo d’acteurs magni­fi­ques : Khansa Batma — récom­pen­sée pour ce pre­mier rôle, donc, du prix d’inter­pré­ta­tion fémi­nine à Venise — et Ahmed Hammoud, beauté mâle à la sen­sua­lité enivrante. Leur com­pli­cité semble crever l’écran. L’amour qu’ils incar­nent, la com­mu­nion de deux êtres pro­pul­sés l’un vers l’autre par des esprits qui se sont reconnus, cette faim qui en naît, tendre et vio­lente, d’embras­ser un corps étranger, d’incor­po­rer son alté­rité qui est la source même ou, peut-être, la meilleure défi­ni­tion du désir char­nel tel qu’il revêt ses plus folles inten­si­tés, impres­sionne par­tout la pel­li­cule bien qu’elle soit tou­jours filmée avec une grande pudeur. La musi­que enve­loppe et berce les étreintes ; c’est d’ailleurs elle qui sus­cite celle dont Ismaël El Iraki fait une des plus belles séquen­ces du film, où la voix de Rajae s’épanouit alors que le désir gran­dit en et autour d’elle. Car Rajae est une voix de femme. Elle chante et son chant va forcir, se trou­ver et la libé­rer en se libé­rant au contact de l’amour nais­sant. Mais elle ne fait pas que chan­ter. Elle parle, plai­sante, taquine, dis­pute et se dis­pute. Le lan­gage est l’arme munie de laquelle elle brave le monde, ses mena­ces, ses obs­ta­cles et ses inter­dits. Elle est, de ce fait, une voie de femme, aussi. Son his­toire, sa tra­jec­toire telle qu’elle nous sont ici contées, sont celle de tous les grands sou­lè­ve­ments : d’un poten­tiel de révolte, une étincelle fait naître l’incen­die sal­va­teur. L’étincelle ici a un nom, une gui­tare amé­ri­caine habillée de peau de lézard et un goût pro­noncé pour l’héroïne. Sa liberté diluée dans la drogue est une flamme juste encore assez vive pour mettre le feu aux pou­dres du désir d’être de Rajae. And the rest is his­tory…

Sur ce pre­mier long-métrage mélo­mane et ciné­phile plane un goût pour le film de genre, du film noir au Western, une ten­dresse pour la série B et son sens par­fois méses­timé de la sub­ver­sion et une ambi­tion poli­ti­que — mais pas poli­ti­cienne — de créa­teur : celle de braver les nar­ra­tifs essouf­flés et figés, de donner à voir un ima­gi­naire venu du Maghreb, débar­rassé d’un cer­tain stig­mate, d’une assi­gna­tion se faire porte-parole ou inter­prète, conser­va­teur de musée ou eth­no­gra­phe dès lors qu’on tourne sa caméra vers le Sud. Les influen­ces qui se mani­fes­tent, devant Burning Casablanca vont de Tarantino à Monte Hellman, de Sidney Lumet à Sergio Leone en pas­sant par Nicholas Ray et Ismaël El Iraki ne pro­pose ni un film « sur le Maroc » ni un film « à mes­sage » c’est peut-être là que repose le sien. Il reven­di­que et s’arroge par son geste de pur cinéma, un droit qui serait, lui, bien uni­ver­sel. Droit à la sin­gu­la­rité des ima­gi­nai­res d’où qu’ils vien­nent, droit de pro­po­ser des formes et de révé­ler des mondes où s’exprime une authen­ti­cité à cher­cher au-delà de « l’injonc­tion natu­ra­liste » dont toute la pro­blé­ma­ti­que de l’auteur est de s’extraire.

Burning Casablanca raconte, certes depuis le Maroc, une his­toire d’amour et de chaos, d’adver­sité et de révolte, de sen­ti­ments indomp­ta­bles face aux faux-sem­blants. L’his­toire, tou­jours la même, cons­tam­ment réin­ven­tée depuis que la fic­tion dit le monde, de la vie et des hommes. Mais une his­toire que le film raconte en 35mm, avec un plai­sir assumé pour tous les moyens et les arti­fi­ces pro­pres au cinéma. Pas un film qui fasse Sud parce qu’il fait pauvre. Une his­toire qui nous dévoile avec pana­che un frag­ment de la condi­tion humaine que le Maroc — Casablanca pré­ci­sé­ment — par­fume de sons, de cou­leurs et de lumiè­res sin­gu­liè­res.

Sophie Perrin Kamurasi

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