Critique
Burning Casablanca
Sortie française le 3 novembre 2021
Larsen Snake is not dead.
Cela pourrait être l’épigraphe, le point de départ du récit d’Ismaël El Iraki.
Pas non plus très en forme, certes, presque résolu à en finir par la main de ceux à qui il doit des sommes colossales qu’il ne pourra jamais leur rembourser. Mais pas mort. Et en guise d’enfer, c’est un retour à « Casa Départ » qu’on lui promet. Étoile à l’éclat moribond, le voici qui débarque là où il n’est plus qu’un souvenir pour certains, une légende pour d’autres.
Plus rien, enfin, pour les plus jeunes. Mais d’un rien qui ouvre tous les possibles.
Lorsqu’il rencontre Rajae, superbe prostituée au verbe tranchant qui met en déroute les islamistes et raconte les histoires comme personne, on a compris que la leur sera haute en couleurs ou ne sera pas. L’image chaude et soignée, à l’épaisseur organique de Burning Casablanca, tient la promesse, entre jours accablés de soleil cuisinier et nuits de secrets interlopes baignées de musique et de scandale. On se régale de clairs obscurs sublimes, de peaux caressées par des lumières de voiles tièdes, de jeux entre nuit, jour, dedans, dehors, public et privé, intime. La photographie distille ainsi ses humeurs sensibles tout au long du récit, touche l’iris d’une poésie visuelle qui travaille dans le sens de ce que cherche Ismaël El Iraki. Car, il le formule très bien, derrière les emprunts autobiographiques et les nombreux hommages, comme autant de clins d’œil aux cinéastes et aux musiciens qui font son panthéon, l’ambition du réalisateur est moins de délivrer propos que de partager une émotion : « L’émotion est la seule réalité au cinéma, la seule chose que vous emmenez avec vous en sortant de la salle. (…) Un film n’est pas son sujet ; un film est un sort que l’on vous jette, c’est une croyance en la magie. C’est, si l’émotion vous frappe, un feu que l’on allume ». Et pour que crépite ce feu, il n’hésite pas à y jeter aussi bien son amour du son et de l’image, son goût pour le parler de la rue, son regard sur un underground bien éloigné de la carte postale, son désir d’irrévérence et de liberté, son appétit pour l’excès et l’exubérance, son élégance enfin pour capter une sensualité qui lui est chère, en saisir toute l’incroyable vitalité comme pour conjurer la mort — qu’il a personnellement rencontrée de façon prématurée à Paris un soir de Novembre, une expérience dont le souvenir hanta l’écriture, selon les dires de l’auteur lui-même —, comme pour clamer ce que ça veut dire que de lui échapper. Nous sommes tous des survivants ; seuls certains le savent. C’est le cas d’Ismaël El Iraki ; de ses personnages, aussi. Voilà, au fond, ce dont il nous parle ou, plutôt, l’énergie qu’il nous offre en partage.
Or, Ismaël El Iraki est un mélomane convaincu. Sa musique, c’est le Rock, cela ne saurait échapper à personne face à son travail et comme chacun le sait, le Rock, c’est une façon d’être. Un mode de vie qui imprègne consciemment celle de Larsen et peut-être de façon plus inconsciente, bien que pas moins puissante, celle de Rajae (le choix de son actrice, icône issue d’une dynastie de la scène rock marocaine qui fait dans le film ses premiers pas au cinéma, affirme encore ce parti pris). C’est une attitude, face aux autres et face au destin. Une attitude que revendique le réalisateur. Une énergie transgressive et aventurière. Alors pas question, pour El Iraki, de céder aux sirènes d’un marché du film où un bon film Marocain (Maghrébin, Africain…) est un film sans trop de surprise et qui parle de tradition, inscrit le pays dans un passé mortifère, lui fait une gueule en figeant son identité. Le Rock, on sait depuis longtemps qu’il a atteint la Casbah, qu’il y met même parfois le feu et c’est, littéralement, de ce côté-là que Burning Casablanca nous emmène faire un tour. Avec lui on plonge dans le Casa des âmes en peine, des désirs muselés, des fantaisies clandestines, des addictions sulfureuses. Là où la nuit s’offre à une débauche souveraine alimentée en dollars : l’autre Dieu qu’il s’agit de ne pas contrarier. Gare à qui provoque son courroux ! Or, c’est une chose que nos deux protagonistes savent faire et font sans cesse, avec un plaisir jamais feint et la légèreté insouciante d’adolescents et, même, seulement pour un temps, la bénédiction de Saïd, proxénète lui aussi très Rock’n’roll de Rajae, qui n’y voit pas de réel inconvénient tant que la folie de la passion ne nuit pas au business. Seulement voilà : le Rock’n’Roll, c’est aussi un certain rapport à la démesure et la liberté et le désir sont des drogues dures. Nos héros en veulent plus, plus, toujours plus. Une fois le Dieu Argent contrarié — alors que s’accomoder de l’autre dangereuse radicalité semblait chose faisable —, il ne restera que l’exil, le vide, le désert : territoire des esprits libres et insoumis, des braves, des forts, de l’aventure et de l’invention, de la résistance et de la poésie. Le rien, qui à nouveau ouvre tous les possibles.
Zanka contact est un Western électrique qui fait péter les watts.
Porté par un duo d’acteurs magnifiques : Khansa Batma — récompensée pour ce premier rôle, donc, du prix d’interprétation féminine à Venise — et Ahmed Hammoud, beauté mâle à la sensualité enivrante. Leur complicité semble crever l’écran. L’amour qu’ils incarnent, la communion de deux êtres propulsés l’un vers l’autre par des esprits qui se sont reconnus, cette faim qui en naît, tendre et violente, d’embrasser un corps étranger, d’incorporer son altérité qui est la source même ou, peut-être, la meilleure définition du désir charnel tel qu’il revêt ses plus folles intensités, impressionne partout la pellicule bien qu’elle soit toujours filmée avec une grande pudeur. La musique enveloppe et berce les étreintes ; c’est d’ailleurs elle qui suscite celle dont Ismaël El Iraki fait une des plus belles séquences du film, où la voix de Rajae s’épanouit alors que le désir grandit en et autour d’elle. Car Rajae est une voix de femme. Elle chante et son chant va forcir, se trouver et la libérer en se libérant au contact de l’amour naissant. Mais elle ne fait pas que chanter. Elle parle, plaisante, taquine, dispute et se dispute. Le langage est l’arme munie de laquelle elle brave le monde, ses menaces, ses obstacles et ses interdits. Elle est, de ce fait, une voie de femme, aussi. Son histoire, sa trajectoire telle qu’elle nous sont ici contées, sont celle de tous les grands soulèvements : d’un potentiel de révolte, une étincelle fait naître l’incendie salvateur. L’étincelle ici a un nom, une guitare américaine habillée de peau de lézard et un goût prononcé pour l’héroïne. Sa liberté diluée dans la drogue est une flamme juste encore assez vive pour mettre le feu aux poudres du désir d’être de Rajae. And the rest is history…
Sur ce premier long-métrage mélomane et cinéphile plane un goût pour le film de genre, du film noir au Western, une tendresse pour la série B et son sens parfois mésestimé de la subversion et une ambition politique — mais pas politicienne — de créateur : celle de braver les narratifs essoufflés et figés, de donner à voir un imaginaire venu du Maghreb, débarrassé d’un certain stigmate, d’une assignation se faire porte-parole ou interprète, conservateur de musée ou ethnographe dès lors qu’on tourne sa caméra vers le Sud. Les influences qui se manifestent, devant Burning Casablanca vont de Tarantino à Monte Hellman, de Sidney Lumet à Sergio Leone en passant par Nicholas Ray et Ismaël El Iraki ne propose ni un film « sur le Maroc » ni un film « à message » c’est peut-être là que repose le sien. Il revendique et s’arroge par son geste de pur cinéma, un droit qui serait, lui, bien universel. Droit à la singularité des imaginaires d’où qu’ils viennent, droit de proposer des formes et de révéler des mondes où s’exprime une authenticité à chercher au-delà de « l’injonction naturaliste » dont toute la problématique de l’auteur est de s’extraire.
Burning Casablanca raconte, certes depuis le Maroc, une histoire d’amour et de chaos, d’adversité et de révolte, de sentiments indomptables face aux faux-semblants. L’histoire, toujours la même, constamment réinventée depuis que la fiction dit le monde, de la vie et des hommes. Mais une histoire que le film raconte en 35mm, avec un plaisir assumé pour tous les moyens et les artifices propres au cinéma. Pas un film qui fasse Sud parce qu’il fait pauvre. Une histoire qui nous dévoile avec panache un fragment de la condition humaine que le Maroc — Casablanca précisément — parfume de sons, de couleurs et de lumières singulières.
Sophie Perrin Kamurasi
Clap Noir
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