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Au pied du mur
Publié le : samedi 28 septembre 2013
E.T. Comme enfants de troupes de Momar Désiré Kane

Le titre inter­pelle. De l’Afrique, on connaît trop ces enfants sol­dats san­gui­nai­res, dévas­tés, tor­tu­rés, dro­gués, dont les yeux hal­lu­ci­nés ren­voient à l’igno­mi­nie totale d’un sys­tème qui dévore ses forces vives.
Le propos ini­tial de Momar Désiré Kane est aux anti­po­des de cette pro­blé­ma­ti­que : il s’agit d’explo­rer les cou­lis­ses du Prytanée mili­taire de Dakar-Bongo, où les enfants de l’élite afri­caine s’enga­gent à « Tout savoir pour mieux servir » pen­dant 7 ans, de la sixième à la ter­mi­nale.

Pour le réa­li­sa­teur, c’est un retour aux sour­ces. Il y a trente ans, son père l’a déplacé de son Burkina-Faso natal jusqu’à l’école de Dakar-Bongo, près de Saint-Louis, sur les rives d’un affluent du Sénégal. Il y a passé son bac avant d’être admis en khâgne à Toulouse avec une bourse d’études. Il y est actuel­le­ment ensei­gnant-cher­cheur à l’uni­ver­sité.
Qui sont les enfants de cette école mili­taire afri­caine ? D’où vien­nent-ils ? Qu’appren­nent-ils ? Les pré­pare-t-on à la guerre ? Quel meilleur guide que cet ancien élève pour satis­faire notre curio­sité, nous en pré­sen­ter les acteurs, les roua­ges, les objec­tifs.
Le fleuve, la musi­que, la danse, autant de manœu­vres d’appro­che autour du Saint des Saints. La caméra caresse les murs roses et quand, enfin, elle pénè­tre dans l’enceinte, c’est le jour de la fête des parents, le 7 juin, occa­sion annuelle de glo­ri­fier le sys­tème.
Tout ce monde en repré­sen­ta­tion, défi­lés, dis­cours, regards fiers, dos droits, uni­for­mes impec­ca­bles sous le soleil de plomb. L’objec­tif tenu en res­pect se borne à témoi­gner des réjouis­san­ces. Visite super­fi­cielle sans échange verbal.
L’ins­ti­tu­tion renâ­cle à ouvrir ses portes, à livrer ses secrets, à prêter le flan aux cri­ti­ques par­cel­lai­res. Manifestement, le direc­teur ne sou­haite pas faci­li­ter les inves­ti­ga­tions, même et sur­tout menées par un ancien de l’école. On n’enten­dra pas les élèves parler de leur par­cours, de leur expé­rience , de leurs pro­jets. On ne saura pas s’ils sont fiers et heu­reux de faire partie de la future élite, ou s’ils souf­frent de leur quo­ti­dien mili­taire loin de l’amour de leur mère.

Momar Désiré Kane, fina­le­ment peu sur­pris, se rend à l’évidence : il s’est heurté à un mur. A lui de le trans­for­mer en miroir ; c’est au fond de lui qu’il ira cher­cher les répon­ses. Il nous livrera son Prytanée.
Du quo­ti­dien de l’élève, on ne saura rien. Mais on ren­contrera Charles Camara, son pro­fes­seur de fran­çais, tou­jours en poste. L’homme qui entre en classe en deman­dant à ses élèves : « Savez vous ce qu’il s’est passé cette semaine dans le monde ? » L’ancien étudiant en cinéma, qui s’atta­che, depuis des décen­nies, à éveiller les cons­cien­ces, donner des clés, mus­cler l’esprit cri­ti­que, décryp­ter le cinéma, la lit­té­ra­ture, la phi­lo­so­phie. Et qui déclare, Platon noir près du fleuve : « Si l’école n’est pas un jeu, ce n’est pas l’école ! » La sub­ver­sion où nous ne l’atten­dions pas !
Et voilà que nous décou­vrons Maki Sall, le nou­veau Président de la République séné­ga­laise. Il rend visite à ce vil­lage du bout du monde, reçu par madame le maire qui se glo­ri­fie d’avoir le taux de par­ti­ci­pa­tion aux élections le plus élevé de toutes les com­mu­nes séné­ga­lai­ses. On soup­çonne un sens caché à cette visite, sans que le réa­li­sa­teur nous éclaire davan­tage et on s’inter­roge sur le titre : E.T. (comme Enfants de Troupe). Qui est l’extra ter­res­tre ? Le fameux Charles Camara dont les théo­ries huma­nis­tes s’épanouissent étrangement au sein du Prytanée ? Ou Momar Kane lui-même qui, débar­quant en ter­rain qu’il croyait connaî­tre se retrouve, tel un mar­tien, dans une autre dimen­sion ? De belles images du fleuve sur lequel passe une piro­gue accom­pa­gnent nos inter­ro­ga­tions, nous lais­sant un peu sur notre faim.
Momar Kane n’a mani­fes­te­ment pu faire le film qu’il vou­lait. Parti pour tour­ner au Sénégal, il a du chan­ger de mon­ture au milieu du gué. Les cir­cons­tan­ces l’ont obligé à faire un autre film en pas­sant du géné­ral au par­ti­cu­lier, de l’école à l’élève qu’il y fut. Il en assume le résul­tat final.
Bel exem­ple du sujet qui se dérobe, et de la néces­sité de faire avec, cet étrange docu­men­taire, com­mande uni­ver­si­taire dans le cadre d’une étude sur l’exil, inter­roge sur les méan­dres de la créa­tion, la néces­saire sou­plesse à suivre un sujet qui se dérobe et la trans­pa­rence requise pour garder la confiance du spec­ta­teur.
Un exer­cice déli­cat.

Michèle Solle

Questions à Momar Désiré Kane

Il se passe quel­que chose d’étrange avec votre film, E.T. Comme enfants de trou­pes. Nous atten­dons un docu­men­taire sur l’école d’enfants de troupe qu’est le Prytanée mili­taire de Dakar- Bongo où vous avez été élève, et, fina­le­ment, nous décou­vrons un tout autre film. Pouvez-vous nous expli­quer pour­quoi ce chan­ge­ment ?

Un des thèmes de mes recher­ches uni­ver­si­tai­res est l’exil. Ce film est, en fait, une com­mande. Je vou­lais mon­trer com­ment vivaient des enfants venus de plu­sieurs pays d’Afrique de l’Ouest dans cette école mili­taire du Sénégal. Ce qu’ils y appre­naient, com­ment ils s’adap­taient. J’avais un contrat avec l’école : je ne pou­vais tour­ner que si j’en avais l’auto­ri­sa­tion offi­cielle. Je viens de cette école, je n’avais pas l’inten­tion de tour­ner en caméra cachée. J’aurais pu passer outre, et je n’ai pas voulu. Par moments, je me suis contenté de faire un mon­tage photos comme dans la pre­mière séquence, celle de la revue mili­taire qui a lieu le 7 juin, à l’occa­sion de la fête des parents. J’ai pu mon­trer les enfants en tenue de céré­mo­nie, mais à aucun moment je n’ai pu les appro­cher.
L’ins­ti­tu­tion se méfie de ce genre de repor­tage qui ne pointe que le côté néga­tif des choses. J’ai voulu mon­trer qu’il y avait des obs­ta­cles à mon projet de film, que je me suis retrouvé devant un mur et que j’ai dû m’adap­ter, mais je ne peux dire que c’est un échec.
Ne pou­vant entrer dans l’école, j’ai décidé de rap­pe­ler mes sou­ve­nirs, de trans­for­mer le mur en miroir.

Ce qui expli­que la per­son­na­li­sa­tion du sujet, le fait que vous soyez à l’image, que vous par­liez à la pre­mière per­sonne.

Oui, Il y a eu bas­cu­le­ment, la contrainte a rejoint la néces­sité. Après tout, je n’étais pas man­daté par une chaîne de télé­vi­sion pour réa­li­ser un film d’inves­ti­ga­tion dans le sens des atten­tes d’un public qui pense : école mili­taire = asser­vis­se­ment et for­ma­tage, ce qui est vrai. J’ai connu ces levers à 7heu­res du matin pour aller courir, c’était dur. Moi, je veux parler de l’école comme d’un endroit où je me débrouillais pour contour­ner le dra­peau.
A l’inté­rieur de cette ins­ti­tu­tion, à côté de la rigi­dité de l’armée, cer­tains pro­fes­seurs appor­taient une pro­po­si­tion huma­niste. Grâce à eux, à l’issue de mes 7 ans d’école mili­taire, j’ai obtenu une bourse d’études en let­tres et j’ai inté­gré une prépa à Toulouse où j’ai fait mes études supé­rieu­res et je suis pro­fes­seur de let­tres en France à ce jour, c’est une réa­lité.

Et votre film tourne à l’hom­mage de votre pro­fes­seur de fran­çais, Charles Camara, qui a rendu pos­si­ble ce par­cours.

Oui, Charles Camara, entre autres. « Savez-vous ce qu’il s’est passé dans le monde cette semaine ? » C’est ainsi qu’il com­men­çait son cours. Il avait fait des études de cinéma et nous a ouvert toutes les portes de la connais­sance. Cet ensei­gne­ment ajouté au fleuve qui cou­lait devant l’école, appor­tait une grande res­pi­ra­tion. Nous n’avions rien mais le pro­fes­seur nous per­sua­dait que l’avenir de l’huma­nité dépen­dait du cours qui sui­vait. Grâce à lui nous étions dans une dimen­sion paral­lèle, que je reven­di­que encore, car les hommes ont mieux à faire que se battre les uns contre les autres.

On assiste à la visite du pré­si­dent de la répu­bli­que du Sénégal Macky Sall, sans vrai­ment en saisir la raison...L’aviez-vous prévue ?

Absolument pas. C’était un pur hasard et j’ai voulu sus­ci­ter la curio­sité du spec­ta­teur qui s’inter­roge sur le but de cette visite dans ce petit vil­lage. C’est que le pré­si­dent Macky Sall a une sorte d’obli­ga­tion morale envers Dakar-Bongo. Il a pris la suite d’Abdoulaye Wade qui a été viré comme un mal­pro­pre, non par la banque mon­diale mais par le peuple qui en avait assez de sa gou­ver­nance. Et parmi ceux qui ont fait cam­pa­gne contre lui, il y a des jour­na­lis­tes formés par Charles Camara et qui étaient mes com­pa­gnons de classe.
Autrement dit, un mou­ve­ment social, cultu­rel et poli­ti­que s’est créé, qui a fait bas­cu­ler le pou­voir parce que Charles Camara d’où il se trou­vait a donné les res­sour­ces néces­sai­res pour ren­ver­ser le gou­ver­ne­ment.
De même que la mai­resse déclare avec fierté que son petit vil­lage pré­sente le plus fort taux de par­ti­ci­pa­tion aux élections. Et pour­quoi ?
On parle de Platon au bord du fleuve, le pré­si­dent est là, c’est comme une faille spatio tem­po­relle, une ren­contre du troi­sième type. Et tout ça grâce au rayon­ne­ment d’un homme comme Charles Camara qui lutte pour que les choses chan­gent.

Finalement, on n’a pas encore parlé de ce Prytanée mili­taire qui accepte en son sein de tels pro­fes­seurs.

L’école a changé plu­sieurs fois de nom. Produit de la colo­ni­sa­tion, on l’appe­lait « l’école des otages » car les fran­çais y récu­pé­raient les enfants des chefs. Ils les avaient sous la main, et pou­vaient exer­cer une pres­sion sur les famil­les. Le but était de fabri­quer une élite fran­co­phile, sensée pré­pa­rer le relais entre la France et l’Afrique. Après les indé­pen­dan­ces, les afri­cains, déci­dent d’en faire un lieu pana­fri­cain, le pro­gramme en devient : les Etats Unis d’Afrique et la révolte contre la France va se fomen­ter à partir de ces écoles-là. Ça a tel­le­ment bien marché que tous les coups d’état ont été menés par des anciens enfants de troupe : Sankara ou Bokassa sont passés à St Louis.
Mais le sen­ti­ment d’appar­te­nir à l’élite génère un glis­se­ment et l’école se met à penser qu’elle pro­duit les meilleurs parce qu’elle est mili­taire. Et donc au Sénégal, comme dans d’autres pays l’ins­ti­tu­tion mili­taire peut deve­nir un danger à l’inté­rieur de l’état...

Le der­nier plan du film montre une piro­gue sur le fleuve...encore une inten­tion ?

L’ Afrique est tel­le­ment sous déve­lop­pée, qu’on ne parle que de ce qui échoue. Quand on voit une piro­gue on ne peut s’empê­cher de penser aux can­di­dats à l’exil qui fran­chis­sent la mer pour tenter de sur­vi­vre. Mais ce peut être aussi des gens qui vont à la pêche, tout sim­ple­ment.

Propos recueillis par Michèle Solle - Gindou 2013

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