Le titre interpelle. De l’Afrique, on connaît trop ces enfants soldats sanguinaires, dévastés, torturés, drogués, dont les yeux hallucinés renvoient à l’ignominie totale d’un système qui dévore ses forces vives.
Le propos initial de Momar Désiré Kane est aux antipodes de cette problématique : il s’agit d’explorer les coulisses du Prytanée militaire de Dakar-Bongo, où les enfants de l’élite africaine s’engagent à « Tout savoir pour mieux servir » pendant 7 ans, de la sixième à la terminale.
Pour le réalisateur, c’est un retour aux sources. Il y a trente ans, son père l’a déplacé de son Burkina-Faso natal jusqu’à l’école de Dakar-Bongo, près de Saint-Louis, sur les rives d’un affluent du Sénégal. Il y a passé son bac avant d’être admis en khâgne à Toulouse avec une bourse d’études. Il y est actuellement enseignant-chercheur à l’université.
Qui sont les enfants de cette école militaire africaine ? D’où viennent-ils ? Qu’apprennent-ils ? Les prépare-t-on à la guerre ? Quel meilleur guide que cet ancien élève pour satisfaire notre curiosité, nous en présenter les acteurs, les rouages, les objectifs.
Le fleuve, la musique, la danse, autant de manœuvres d’approche autour du Saint des Saints. La caméra caresse les murs roses et quand, enfin, elle pénètre dans l’enceinte, c’est le jour de la fête des parents, le 7 juin, occasion annuelle de glorifier le système.
Tout ce monde en représentation, défilés, discours, regards fiers, dos droits, uniformes impeccables sous le soleil de plomb. L’objectif tenu en respect se borne à témoigner des réjouissances. Visite superficielle sans échange verbal.
L’institution renâcle à ouvrir ses portes, à livrer ses secrets, à prêter le flan aux critiques parcellaires. Manifestement, le directeur ne souhaite pas faciliter les investigations, même et surtout menées par un ancien de l’école. On n’entendra pas les élèves parler de leur parcours, de leur expérience , de leurs projets. On ne saura pas s’ils sont fiers et heureux de faire partie de la future élite, ou s’ils souffrent de leur quotidien militaire loin de l’amour de leur mère.
Momar Désiré Kane, finalement peu surpris, se rend à l’évidence : il s’est heurté à un mur. A lui de le transformer en miroir ; c’est au fond de lui qu’il ira chercher les réponses. Il nous livrera son Prytanée.
Du quotidien de l’élève, on ne saura rien. Mais on rencontrera Charles Camara, son professeur de français, toujours en poste. L’homme qui entre en classe en demandant à ses élèves : « Savez vous ce qu’il s’est passé cette semaine dans le monde ? » L’ancien étudiant en cinéma, qui s’attache, depuis des décennies, à éveiller les consciences, donner des clés, muscler l’esprit critique, décrypter le cinéma, la littérature, la philosophie. Et qui déclare, Platon noir près du fleuve : « Si l’école n’est pas un jeu, ce n’est pas l’école ! » La subversion où nous ne l’attendions pas !
Et voilà que nous découvrons Maki Sall, le nouveau Président de la République sénégalaise. Il rend visite à ce village du bout du monde, reçu par madame le maire qui se glorifie d’avoir le taux de participation aux élections le plus élevé de toutes les communes sénégalaises. On soupçonne un sens caché à cette visite, sans que le réalisateur nous éclaire davantage et on s’interroge sur le titre : E.T. (comme Enfants de Troupe). Qui est l’extra terrestre ? Le fameux Charles Camara dont les théories humanistes s’épanouissent étrangement au sein du Prytanée ? Ou Momar Kane lui-même qui, débarquant en terrain qu’il croyait connaître se retrouve, tel un martien, dans une autre dimension ? De belles images du fleuve sur lequel passe une pirogue accompagnent nos interrogations, nous laissant un peu sur notre faim.
Momar Kane n’a manifestement pu faire le film qu’il voulait. Parti pour tourner au Sénégal, il a du changer de monture au milieu du gué. Les circonstances l’ont obligé à faire un autre film en passant du général au particulier, de l’école à l’élève qu’il y fut. Il en assume le résultat final.
Bel exemple du sujet qui se dérobe, et de la nécessité de faire avec, cet étrange documentaire, commande universitaire dans le cadre d’une étude sur l’exil, interroge sur les méandres de la création, la nécessaire souplesse à suivre un sujet qui se dérobe et la transparence requise pour garder la confiance du spectateur.
Un exercice délicat.
Michèle Solle
Questions à Momar Désiré Kane
Il se passe quelque chose d’étrange avec votre film, E.T. Comme enfants de troupes. Nous attendons un documentaire sur l’école d’enfants de troupe qu’est le Prytanée militaire de Dakar- Bongo où vous avez été élève, et, finalement, nous découvrons un tout autre film. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ce changement ?
Un des thèmes de mes recherches universitaires est l’exil. Ce film est, en fait, une commande. Je voulais montrer comment vivaient des enfants venus de plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest dans cette école militaire du Sénégal. Ce qu’ils y apprenaient, comment ils s’adaptaient. J’avais un contrat avec l’école : je ne pouvais tourner que si j’en avais l’autorisation officielle. Je viens de cette école, je n’avais pas l’intention de tourner en caméra cachée. J’aurais pu passer outre, et je n’ai pas voulu. Par moments, je me suis contenté de faire un montage photos comme dans la première séquence, celle de la revue militaire qui a lieu le 7 juin, à l’occasion de la fête des parents. J’ai pu montrer les enfants en tenue de cérémonie, mais à aucun moment je n’ai pu les approcher.
L’institution se méfie de ce genre de reportage qui ne pointe que le côté négatif des choses. J’ai voulu montrer qu’il y avait des obstacles à mon projet de film, que je me suis retrouvé devant un mur et que j’ai dû m’adapter, mais je ne peux dire que c’est un échec.
Ne pouvant entrer dans l’école, j’ai décidé de rappeler mes souvenirs, de transformer le mur en miroir.
Ce qui explique la personnalisation du sujet, le fait que vous soyez à l’image, que vous parliez à la première personne.
Oui, Il y a eu basculement, la contrainte a rejoint la nécessité. Après tout, je n’étais pas mandaté par une chaîne de télévision pour réaliser un film d’investigation dans le sens des attentes d’un public qui pense : école militaire = asservissement et formatage, ce qui est vrai. J’ai connu ces levers à 7heures du matin pour aller courir, c’était dur. Moi, je veux parler de l’école comme d’un endroit où je me débrouillais pour contourner le drapeau.
A l’intérieur de cette institution, à côté de la rigidité de l’armée, certains professeurs apportaient une proposition humaniste. Grâce à eux, à l’issue de mes 7 ans d’école militaire, j’ai obtenu une bourse d’études en lettres et j’ai intégré une prépa à Toulouse où j’ai fait mes études supérieures et je suis professeur de lettres en France à ce jour, c’est une réalité.
Et votre film tourne à l’hommage de votre professeur de français, Charles Camara, qui a rendu possible ce parcours.
Oui, Charles Camara, entre autres. « Savez-vous ce qu’il s’est passé dans le monde cette semaine ? » C’est ainsi qu’il commençait son cours. Il avait fait des études de cinéma et nous a ouvert toutes les portes de la connaissance. Cet enseignement ajouté au fleuve qui coulait devant l’école, apportait une grande respiration. Nous n’avions rien mais le professeur nous persuadait que l’avenir de l’humanité dépendait du cours qui suivait. Grâce à lui nous étions dans une dimension parallèle, que je revendique encore, car les hommes ont mieux à faire que se battre les uns contre les autres.
On assiste à la visite du président de la république du Sénégal Macky Sall, sans vraiment en saisir la raison...L’aviez-vous prévue ?
Absolument pas. C’était un pur hasard et j’ai voulu susciter la curiosité du spectateur qui s’interroge sur le but de cette visite dans ce petit village. C’est que le président Macky Sall a une sorte d’obligation morale envers Dakar-Bongo. Il a pris la suite d’Abdoulaye Wade qui a été viré comme un malpropre, non par la banque mondiale mais par le peuple qui en avait assez de sa gouvernance. Et parmi ceux qui ont fait campagne contre lui, il y a des journalistes formés par Charles Camara et qui étaient mes compagnons de classe.
Autrement dit, un mouvement social, culturel et politique s’est créé, qui a fait basculer le pouvoir parce que Charles Camara d’où il se trouvait a donné les ressources nécessaires pour renverser le gouvernement.
De même que la mairesse déclare avec fierté que son petit village présente le plus fort taux de participation aux élections. Et pourquoi ?
On parle de Platon au bord du fleuve, le président est là, c’est comme une faille spatio temporelle, une rencontre du troisième type. Et tout ça grâce au rayonnement d’un homme comme Charles Camara qui lutte pour que les choses changent.
Finalement, on n’a pas encore parlé de ce Prytanée militaire qui accepte en son sein de tels professeurs.
L’école a changé plusieurs fois de nom. Produit de la colonisation, on l’appelait « l’école des otages » car les français y récupéraient les enfants des chefs. Ils les avaient sous la main, et pouvaient exercer une pression sur les familles. Le but était de fabriquer une élite francophile, sensée préparer le relais entre la France et l’Afrique. Après les indépendances, les africains, décident d’en faire un lieu panafricain, le programme en devient : les Etats Unis d’Afrique et la révolte contre la France va se fomenter à partir de ces écoles-là. Ça a tellement bien marché que tous les coups d’état ont été menés par des anciens enfants de troupe : Sankara ou Bokassa sont passés à St Louis.
Mais le sentiment d’appartenir à l’élite génère un glissement et l’école se met à penser qu’elle produit les meilleurs parce qu’elle est militaire. Et donc au Sénégal, comme dans d’autres pays l’institution militaire peut devenir un danger à l’intérieur de l’état...
Le dernier plan du film montre une pirogue sur le fleuve...encore une intention ?
L’ Afrique est tellement sous développée, qu’on ne parle que de ce qui échoue. Quand on voit une pirogue on ne peut s’empêcher de penser aux candidats à l’exil qui franchissent la mer pour tenter de survivre. Mais ce peut être aussi des gens qui vont à la pêche, tout simplement.
Propos recueillis par Michèle Solle - Gindou 2013
Clap Noir
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