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Désirs d’ailleurs
Publié le : vendredi 3 juillet 2009
Questions à Eliane de Latour à propos de Après l’océan




Pouvez-vous retracer le processus qui a permis au film de voir le jour cette année ?

Le processus qui mène à Après l’océan est un processus long, avec des accidents de parcours, sur lesquels je n’ai pas envie de revenir. Ce qui compte aujourd’hui, c’est que j’ai pu me réapproprier ce film, qui s’appelle maintenant Après l’océan alors qu’il s’appelait avant Les oiseaux du ciel, avec comme producteur Les films d’ici et comme distributeur la société Shellac. Il y a eu un travail sur la structure, au centre du film et le plus important pour moi était de le sortir avec des gens que j’aime, accompagné par les acteurs, qui sont restés très proches, comme Sara Martins ou les musiciens, comme Tiken Jah Fakoly ou Eric Thomas.

Dans l’un de vos premiers films, Contes et comptes de la cour, l’approche était résolument ethnographique, en tout cas documentaire. Depuis Bronx Barbès, vous êtes passée à la fiction. Comment passe-t-on du documentaire à la fiction ?

Pour moi, il n’y a pas de différence entre un documentaire et une fiction, je n’ai pas eu l’impression de faire un grand saut. J’ai eu l’impression, progressivement, à partir de mon premier documentaire, de m’approprier l’écriture cinématographique, d’une certaine façon, et d’en voir la richesse, que je ne voyais pas au départ. Dans Contes et comptes de la cour, il y a déjà beaucoup de procédés de fiction. L’histoire de la cinquième femme, par exemple, est un procédé de fiction. J’ai continué petit à petit à aller de plus en plus loin vers cette écriture fictionnée, qui permet de condenser le temps, ou de le dilater, et d’avoir une narration plus serrée, parce que je suis davantage maître du jeu. Quand on fait du documentaire, il y a un respect à avoir de l’image que les gens veulent donner d’eux-mêmes, dans l’espace public. Donc, on est dans le temps des gens plus que dans son temps à soi. Plus on s’approche de la fiction, plus on est dans son temps à soi. C’est cela qui m’a donné envie d’aller radicalement vers la fiction avec Bronx Barbès, où je raconte les ghettos avec une histoire que j’ai inventée, même si elle est basée sur des faits réels.

La fiction est donc libératrice ?

Pour moi, la fiction n’est pas libératrice, en soi. Elle est libératrice lorsqu’à un moment donné, on a besoin de se saisir de l’écriture pour arriver à un récit, qui soit condensé. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas de montrer les ghettos, mais plutôt de montrer la traversée des ghettos, et pour cela, il fallait que je passe par un récit. Si on était dans un temps documentaire - ou temps documenté - , cette traversée aurait été plus difficile à montrer, moins parlante parce que cela aurait été basé sur des interviews : là, le récit repose sur l’action.

Y a-t-il eu une envie, au départ, de traiter ce thème du ghetto et de la migration ("l’immigration"), de manière documentaire ?

Je n’ai jamais eu cette envie. Je n’ai pas du tout envie d’imiter la télévision avec des visages floutés. Or, lorsqu’on est dans le ghetto, on est dans une zone interdite, illégale et j’aurais donc été obligée de flouter la plupart des visages. Mais moi, j’ai au contraire envie de filmer dans les visages. Vous avez vu que je travaillais beaucoup en plans serrés. J’ai besoin des yeux des acteurs, j’ai besoin de plonger dans tout cela.

Y a-t-il une approche documentaire qui précède l’écriture fictionnelle ?

Je suis en train de finir un documentaire. Je passe du documentaire à la fiction sans problème. Je cherche pour chaque sujet quelle sera la forme la plus appropriée. Dans le coffret édité récemment avec trois de mes documentaires*, l’un s’appelle Si bleu si calme, j’ai eu recours à la photo. Je cherche donc dans la richesse inouïe des moyens qu’offre le cinéma la meilleure manière de raconter mon histoire.

Il y a une langue, dans Bronx-Barbès et dans Après l’océan, qui est très riche, très fleurie, très gouailleuse. Comment arrivez-vous à restituer ce franc-parler abidjanais ?

Tout Abidjan parle comme cela ! C’est comme le verlan chez nous. Il peut être très crypté quand il est parlé au coeur des cités et moins crypté lorsqu’il vient dans les autres quartiers. Le nushi , cette langue de rue, est basée sur le français (donc pour nous, français, c’est assez facile de la capter). La grammaire est française, même si elle est concassée, et elle est nourrie de termes de toutes les langues qui composent le pays, et de langues inventées, d’espagnol... C’est une langue en perpétuelle réinvention, qui repose sur une poésie et une capacité de métaphoriser le monde. C’est un bonheur d’écrire les dialogues dans cette langue-là.

D’où vient votre désir de filmer en Afrique ?

J’ai filmé en Afrique, mais j’ai filmé en France aussi. J’ai alterné les deux. La Côte d’Ivoire est un pays particulier pour lequel j’ai une immense affection. Je ne sais pas si je peux dire filmer "en Afrique", c’est la Côte d’Ivoire, et Abidjan en particulier. J’ai eu un énorme coup de coeur pour Abidjan, que j’ai découverte, justement, par la langue. J’ai entendu une journaliste qui faisait des cartes postales sonores sur RFI et qui avait placé son micro dans les rues d’Abidjan et des jeunes gens parlaient cette langue, le nushi. J’ai été frappée par cette langue. Je n’avais jamais mis les pieds en Côte d’Ivoire. J’avais tourné au Niger, je connaissais le Sénégal, le Mali, bref, les pays sahéliens. C’est un ami qui m’a parlé du phénomène des ghettos, des gangs de rue auxquelles cette langue est liée, que l’on appelle le nussiya, c’est à dire le vagabondage des ghettomen... Et je suis partie à Abidjan à la rencontre de la langue.


Eliane De Latour en tournage

Y a-t-il une particularité dans le fait d’être une cinéaste blanche filmant en Afrique ?

La couleur de peau n’a pas d’importance. On est dans un système de rencontres qui permet de faire naître quelque chose. Que je sois blanche, violette ou noire, j’arrive à faire partager mes idées et je fais un film. Quand j’ai fait un film à la maison d’arrêt de la santé, j’avais l’impression d’être aussi étrangère, dans cette institution carcérale, que je peux l’être - ou ne pas l’être ! - à Abidjan. La couleur de la peau finit par s’effacer lorsque l’on voit que le projet est approprié par les autres. Cela devient comme une famille. Les occidentaux, les autres africains partagent un projet. Quelle couleur a ce projet, je n’en sais rien ! C’est un projet construit par des gens qui viennent du Canada, de France, d’Afrique de l’Est, d’Afrique de l’Ouest. C’est un projet hybride. Je pense que la question "Noir ou Blanc" va de moins en moins se poser. L’avenir du cinéma sera dans l’hybridation des choses. On n’aura plus à se poser la question : "est-ce que je suis Blanche chez les Noirs ou est-ce que lui, est Noir chez les Blancs". Il est vrai qu’il y a moins de cinéastes noirs qui filment la société occidentale que l’inverse. Mais personne n’a jamais mis une kalachnikov sur la tête d’un cinéaste africain pour l’empêcher de filmer une famille de Blancs ! Ce sont des choix, ou des désirs. Pour ma part, j’ai toujours eu le désir de me déplacer. Cela ne m’intéresse pas de me filmer moi-même ou de filmer ce qui m’entoure, ce que je connais depuis toujours. J’ai besoin de me déplacer pour avoir envie de filmer, de sortir ma caméra et cadrer. Si c’est onanique, je n’ai plus de désir ! Filmer le milieu des intellos blancs, cela ne m’intéresse pas. Je comprends qu’il y ait des cinéastes qui aient envie de cela, mais moi, cela ne m’intéresse pas.

Comment le public a-t-il accueilli le film à Abidjan ?

La projection du film à Abidjan a été extraordinaire. Une déferlante ! On a projeté le film cinq nuits sur des places de la ville, avec de grands écrans (empruntés au Fespaco, car il n’y a plus de salle de cinéma à Abidjan). Les places étaient si grandes que je pensais qu’on ne pourrait jamais les remplir. En fait, elles étaient noires de monde. On est arrivés jusqu’à 10.000 personnes sur une place. A chaque fois, je louais 3.000 chaises. Elles étaient d’emblée prises d’assaut à 19 heures alors que le spectacle commençait à 20H30. C’était extraordinaire, de voir les gens immobiles devant l’écran géant. Il y avait aussi un concert avec les musiciens qui ont participé au film. D’après les forces de l’ordre, 25.000 personnes ont vu le film en cinq nuits !

L’un des deux protagonistes du film, Otho, échoue dans son voyage en Europe et revient à Abidjan. Comment ont réagi les gens d’Abidjan ?

Les gens pensent que c’est vrai. Le mot "vérité" était sur toutes les bouches. "c’est la vérité, elle a raison"... Les gens savent qu’il y a beaucoup de voyages infructueux. Le retour d’Otho est une figure quotidienne de la société abidjanaise. En fait, il y a une schizophrénie sociale : les gens savent ce qui se passe ici, en France, que les gens vivent plus ou moins bien ici, que les gens peuvent s’échouer sur un bateau en méditerrannée et en même temps, ils continuent à exiger des retours glorieux. C’est paradoxal mais c’est comme ça. Et le rêve est plus fort que la réalité. Le réel, on s’en fiche. Ce qui compte, c’est d’assouvir son rêve.

N’avez vous pas peur que l’on vous dise : "encore un film sur l’immigration ?"

Je n’ai pas axé le film sur l’intégration ou l’obtention des papiers. Je parle du retour au pays, en héros ou en paria. C’est cela, le thème du film. Toute cette traversée de l’Europe ne s’explique que par rapport à cette finalité de revenir chez soi. Le film est un regard "de l’intérieur". Il ne s’agit pas de montrer comment "nous les voyons", qu’on les regarde avec compassion ou pas d’ailleurs, il s’agit de montrer comment eux, se voient. Et ils se voient en héros dès qu’ils ont traversé la mer. Le film est situé dans l’imaginaire des migrants. Il n’est pas situé dans une sorte de regard objectivant. Le film montre comment ils vivent leur rêve jusqu’au bout, au risque de se fracasser la tête ou au contraire, en trouvant les moyens de le poursuivre coûte que coûte. C’est cela qui m’intéresse. Montrer la manière dont on traite ici les immigrés, beaucoup de films l’ont fait, je ne voulais pas faire un film de plus sur l’immigration.

Une fois à Paris, le personnage de Tango, une jeune française, interprété par Marie-Josée Croze se mélange un peu au destin des deux héros...

Lorsqu’on montre les immigrés, on les montre toujours entre eux. J’avais envie de montrer que les gens qui arrivent sont tous confrontés à des Blancs, des Blanches... Ils tombent amoureux, ils ont des histoires d’amour, de désir avec des Blancs, ou des Blanches. Je voulais montrer ces rencontres. Il y avait cette réalité que je voulais montrer. Et puis, je voulais faire de Tango un personnage symbolique. Comme je parle des Africains qui disons, se pressent à nos portes, j’avais envie de montrer le mouvement inverse, c’est à dire celui d’une Française qui rêve d’aimer et de mourir en Afrique... ce qu’elle fait à travers son amour pour Olga.

Vous montrer l’amour entre Tango, une femme blanche, et Olga, une femme noire. Est-ce que l’homosexualité féminine est un tabou ?

L’homosexualité féminine n’est pas un tabou en Côte d’Ivoire. Quand j’enquêtais sur les clandestins, j’ai rencontré à Paris des Ivoiriennes homosexuelles. Elles vivaient dans un appartement, derrière la place Clichy. Elles étaient très fortes. J’ai été marquée par ces filles. Elles étaient ouvertement homosexuelles. La Côte d’Ivoire est un pays qui est résolument en avance, par rapport aux autres pays africains, sur les questions de sexualité, de morale et de moeurs. Enfin... l’homosexualité féminine passe mieux que l’homosexualité masculine, qui est encore accompagnée de beaucoup de tabous et de réticences. Très fortement, même. Mais à Abidjan, il y a tout un mouvement dans les boîtes de nuit, de filles qui s’affirment homosexuelles. Ce n’est pas caché. C’est là. Enfin, à Abidjan, quand je suis arrivée il y a dix ans, il y avait une rue de travestis. Et puis, il y a sept ou huit ans, on a vu une mode où les filles portaient des mini-jupes, avec des seins pratiquement "au dehors", comme ils disent, avec des tenues très provocantes, je n’avais jamais vue cela dans les pays sahéliens. C’est une ville où les moeurs sont plus libres qu’ailleurs. Et je pense que cela ne s’arrêtera pas ! Le mapuka, par exemple, avec strip tease qui va jusqu’au bout : c’est né à Abidjan. Je ne peux pas imaginer cela à Dakar, même si à Dakar, il y a des filles qui sont habillées sexy. La scène publique est plus libre. Est-ce que, dans les familles, c’est plus libre, je n’en sais rien. Mais ce qu’on montre aux autres est plus libre que dans d’autres pays. Je n’ai jamais eu peur de montrer un film avec une scène d’amour à Abidjan. Alors qu’au Cameroun, au Sénégal, les réactions risquent d’être plus dures. Il y a une plus grande tolérance.

L’homosexualité entre une femme blanche et une femme noire, c’est une chose que vous avez vue ?

J’ai vu des femmes ivoiriennes entre elles. Je suppose que si elles sont lesbiennes affirmées, je n’arrive pas à croire qu’elles ne puissent pas, à un moment donné, rencontrer une Blanche. Les hommes hétérosexuels rencontrent bien des Blanches !

Propos recueillis par Caroline Pochon
30 juin 2009

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