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Rencontre avec Raja Amari
Publié le : mardi 6 juillet 2010
Les secrets







D’où est venue cette his­toire - et l’envie de raconter cette his­toire - ?

A vrai dire, je ne sais pas trop d’où vient cette his­toire. Je n’en ai pas entendu parler, je ne l’ai pas vécue non plus. C’est venu de plu­sieurs éléments, prin­ci­pa­le­ment l’envie de raconter un per­son­nage – celui d’Aïcha - , de la suivre dans son évolution par­ti­cu­lière. Je suis partie de ce per­son­nage et je me suis lais­sée aller. Je vou­lais raconter une quête qui est celle de l’iden­tité, de la fémi­nité.

Vous avez donc ima­giné - dans un scé­na­rio - quels seraient pour ce per­son­nage les obs­ta­cles à fran­chir pour accé­der à la fémi­nité ?

J’ai ancré ce per­son­nage dans un milieu par­ti­cu­lier. Effectivement, c’est en fai­sant fran­chir à ce per­son­nage des étapes et des limi­tes que son entou­rage lui a fixées – mais aussi, qu’elle s’est fixées elle-même - , dans ce dépas­se­ment de soi que ce per­son­nage se cons­truit.

Est-ce qu’il y avait une inten­tion de scé­na­riste de retrou­ver l’esprit de la tra­gé­die grec­que ?

C’est vrai que la matri­cide est le geste final du per­son­nage. Le fait qu’elle tue sa mère peut rap­pe­ler un schéma de tra­gé­die grec­que. Elle est un peu Electre. Mais ce lien est venu plus tard, j’en ai pris cons­cience après. Ce n’était pas un élément pré­sent dans mon esprit quand j’ai com­mencé à écrire le scé­na­rio. Le meur­tre de la mère est une étape néces­saire dans l’affran­chis­se­ment du per­son­nage. Ce meur­tre n’est pas à pren­dre au sens lit­té­ral mais au sens sym­bo­li­que – on tue ses parents, on tue sa mère pour deve­nir adulte. Et cette étape que fran­chit le per­son­nage lui est néces­saire. Cela a des réson­nan­ces avec la mytho­lo­gie grec­que. Le film peut s’appa­ren­ter à une tra­gé­die grec­que dans l’unité de lieu, l’unité de temps, le huis-clos entre les per­son­na­ges. Il y a quel­que chose d’assez théa­tral dans la com­po­si­tion, dans la forme. Ce dénue­ment peut ren­for­cer l’idée d’un lien à la tra­gé­die grec­que.

Le meur­tre de la mère est un tabou. Avez-vous voulu enfrein­dre un tabou ?

Dans le film, la mère est une image ter­ri­fiante, d’une part (sou­rire)… Ce per­son­nage est impo­sant. L’actrice choi­sie (…) est une actrice assez puis­sante déjà, dans son jeu. Elle a un côté fort et pro­tec­teur à la fois. Il y a les deux côtés : l’aspect pro­tec­teur et l’aspect cas­tra­teur, qui sont pour moi les deux visa­ges de la mater­nité. Cette puis­sance est un pou­voir dans cette maison. Le fait que le per­son­nage d’Aïcha tue la mère, c’est une manière de s’empa­rer du pou­voir et de deve­nir elle-même. Evidemment, parce que cette mère, avec son auto­rité, l’empê­che de deve­nir elle-même. C’est dans ce sens-là que c’est un tabou. Cette mère est l’élément fon­da­teur de cette famille. Le per­son­nage d’Aïcha va s’affran­chir de son auto­rité et faire table rase pour renaî­tre.

Et à la récep­tion par les publics, avez-vous senti que vous aviez enfreint un tabou ?

Je me sou­viens d’une pro­jec­tion avec une asso­cia­tion de mères au foyer (sou­rire) à l’occa­sion de la jour­née de la femme. Elles ont été très cho­quées par le meur­tre de la mère. Elles ont dit : « Pourquoi elle tue sa mère ?! On ne peut pas tuer sa mère ! ». C’est une réac­tion pri­maire et très révé­la­trice. Elles se sont iden­ti­fiées au per­son­nage de la mère, qu’elles ont trouvé sym­pa­thi­que – Alors que pour moi, elle ne l’est pas ! - . Enfin, cet acte-là… elle tue ses deux mères. La mater­nité est au cœur de l’his­toire. Ces rap­ports des trois per­son­na­ges entre eux sont en rela­tion avec la mater­nité. Pour le reste, les réac­tions au film n’étaient pas for­cé­ment concen­trées sur ce fait-là, qui n’a pas for­cé­ment per­turbé les spec­ta­teurs. Mais il y a eu des réac­tions indi­rec­tes : on m’a parlé de la vio­lence. Celle des per­son­na­ges envers elles-mêmes et la vio­lence du meur­tre. Comme c’est un film où les per­son­na­ges prin­ci­paux sont des femmes, que tout baigne dans une atmo­sphère fémi­nine, on s’attend à ce que ce soit doux et tendre ! Ces éléments vio­lents per­tur­bent cer­tains, parce que cela ne cor­res­pond pas à leurs atten­tes.

Le film donne une ana­lyse radi­cale de la coer­cis­sion qu’exer­cent les mères sur les filles. C’est un réqui­si­toire qui a quel­que chose d’assez uni­ver­sel…

En fait, la mater­nité est la trans­mis­sion, d’un héri­tage, d’une manière d’être. Cette trans­mis­sion peut se passer sur un mode dur et cas­tra­teur, pour les femmes, dans le sens où ce que l’on trans­met n’est pas for­cé­ment quel­que chose de posi­tif. Cela peut être un frein. Cela peut aussi casser quelqu’un, ce n’est pas for­cé­ment un élan posi­tif. Ce que le film dit aussi, c’est que la mère n’est pas for­cé­ment quelqu’un qui accom­pa­gne ses filles en har­mo­nie. Je vou­lais son côté pro­tec­teur très pré­sent, mais à côté de cela, que cela se passe aussi sur un mode vio­lent. Je vou­lais que le film montre une cer­taine ten­dresse. Il y a cette comp­tine, cette ber­ceuse, qui est chan­tée tout au long du film, qui rap­pelle l’enfance. Mais cette mater­nité peut aussi être trou­blée, tour­men­tée, et peut engen­dre de la vio­lence.

Aïcha, le per­son­nage magni­fi­que­ment inter­prété par Hafzia Herzi est trou­blante : elle pour­rait avoir 13 ans ou 18, elle est très chan­geante et indé­ter­mi­née. Elle est encore dans l’igno­rance de ce que c’est qu’être une femme, elle recher­che les codes, comme toutes les peti­tes font, elle essaie les belles chaus­su­res, le rouge à lèvre…

Pour moi, le per­son­nage d’Aïcha a été main­tenu dans l’enfance, parce qu’on a peur qu’elle gran­disse et clame ses désirs. On a essayé de tra­vailler sur sa ges­tuelle, en trois étapes. Au début, elle a des mou­ve­ments brus­ques, elle est encore enfer­mée dans son corps, elle est très enfan­tine, sans élan. Petit à petit, elle prend cons­cience de son corps et plus elle entre en contact avec l’autre femme (qui lui fait décou­vrir la fémi­nité), plus elle devient aérienne, fémi­nine. Elle change. A la fin du film, elle devient déter­mi­née et volon­taire. L’âge du per­son­nage d’Aïcha est indé­ter­miné, même dans le scé­na­rio. Hafsia Herzi s’est glis­sée dans ce per­son­nage. Elle est aussi un peu entre deux.

Enfantine par moments, sen­suelle à d’autres : elle a plu­sieurs facet­tes. C’est l’étape ténue qui est celle de l’ado­les­cence.

On a essayé de retrou­ver cela. Il y a aussi quel­que chose de décalé. Cet enfer­me­ment ne lui a pas donné les codes pour com­pren­dre le monde. Cela ne lui a pas permis d’être comme elle devrait être. On la voit, à l’exté­rieur, obser­ver une jeune fille sur un banc, se com­pa­rer. C’est un per­son­nage en pleine recher­che, dans une ouver­ture à l’exté­rieur. Alors que les autres sont enfer­mées sur elles-mêmes, rési­gnées. Elles ont mis des bar­riè­res entre elles et le monde exté­rieur. C’est cette dyna­mi­que du per­son­nage qui était inté­res­sante à explo­rer.

Est-ce qu’on peut voir dans ce film une méta­phore de la vie des femmes au Maghreb ? Quelles ont été les réac­tions en Tunisie, par exem­ple ?

Les gens sont sou­vent dans le rejet de cette image des femmes. Le rejet peut être révé­la­teur. On peut dire que cela touche de manière plus vive s’il y a rejet. Je ne vou­lais pas non plus que le film soit for­cé­ment une méta­phore de la condi­tion de la femme en Tunisie et au Maghreb. Pour moi, cette his­toire peut se passer n’importe où. Je vou­lais qu’il y ait un côté intem­po­rel et inti­miste, dans un cadre fermé.

Dans le film, il y a une jeune femme moderne et émancipée. Quand elle est kid­nap­pée, elle semble se fondre avec les trois femmes, - les trois sor­ciè­res ! on ne sait pas com­ment les appe­ler ! – Elle se met à bais­ser les yeux, à être moins sûre d’elle, comme s’il y avait un rat­tra­page de cet uni­vers.

Pour moi, concer­nant ce per­son­nage-là, c’était impor­tant de ne pas être dans un mou­ve­ment facile de révolte. Cela aurait été sim­pliste si ce per­son­nage se rebel­lait et par­tait. Ce qui était inat­tendu, c’est qu’elle se replie avec ces femmes et trouve une sorte d’har­mo­nie à l’inté­rieur de cet uni­vers impro­ba­ble et pas for­cé­ment ave­nant. C’est inté­res­sant de voir ce qui pou­vait rap­pro­cher ces per­son­na­ges. On voit très bien ce qui peut les sépa­rer, mais il y a aussi des choses qui les réu­nis­sent. C’est cette paren­thèse, ce moment de com­mu­nion qui m’inté­resse. Ce que les unes appor­tent aux autres. Cette femme porte une cer­taine émancipation et elle brise le secret : elle est l’élément déclen­cheur qui va tout remet­tre en cause et réveiller Aïcha, lui faire pren­dre cons­cience de qui elle est. Elle met le doigt sur un engre­nage qui fait qu’elle se trans­forme.

Et les hommes, le mas­cu­lin dans tout cela ? Le com­pa­gnon de la jeune femme moderne dis­pa­raît assez vite du récit. Il ne s’est pas battu.

Les hommes sont pré­sents dans le film, par leur absence. Leur pré­sence est signi­fi­ca­tive. On est concen­tré sur cet uni­vers fémi­nin mais les hommes sont impor­tants. L’absence du père, incar­née par sa tombe, résume tous les secrets de cette maison et déter­mine ce qui est advenu de ces femmes. L’homme, c’est un peu le passé. Le pré­sent aussi… Je ne vou­lais pas que ce film soit mani­chéen : la posi­ti­vité du côté des hommes, la néga­ti­vité du côté des femmes. Les femmes aussi, sont vio­len­tes entre elles. Effectivement, les hommes ne sont pas impor­tants dans la dra­ma­tur­gie. Je ne vou­lais pas m’embar­ras­ser de per­son­na­ges qui n’étaient pas utiles à mon his­toire !

On parle sou­vent de « tiers sépa­ra­teur » en psy­cha­na­lyse, ou du prince char­mant qui tire la jeune fille de l’emprise de ses parents. Là, dans ce récit, on a l’impres­sion que sauver sa peau, pour Aïcha, ne peut venir que d’elle-même. Elle doit se pren­dre en main. Le salut ne lui vien­dra pas du mas­cu­lin.

On pour­rait dire que c’est Cendrillon (avec les chaus­su­res etc) ou encore La Belle au bois dor­mant – mais sans le prince char­mant qui vient la réveiller ! . Elle est toute seule, Aïcha… Mais elle est déter­mi­née à s’affran­chir sans le baiser du prince char­mant ! (rires)… qui n’est plus là depuis long­temps. Il y a une absence de cet élement-là. C’est impor­tant que le per­son­nage d’Aïcha trouve la force et la volonté en lui-même.

Propos recueillis par Caroline Pochon

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