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Interview de Newton Aduaka
Publié le : samedi 10 mai 2008

La version du Lion

Clap Noir a ren­contré Newton Aduaka à l’occa­sion de la sortie fran­çaise de Ezra

Pourquoi avoir choisi de raconter l’his­toire d’Ezra dans le cadre du tri­bu­nal d’une com­mis­sion Vérité et Réconciliation ?

Ce qui m’inté­res­sait par-dessus tout dans le projet « Ezra », c’était l’idée de Justice. Je me suis donc docu­menté et j’ai péné­tré un milieu dont je pen­sais connaî­tre beau­coup de choses. Finalement je l’ai décou­vert sous les traits de tant d’injus­tice. J’ai vu que tout y était poli­ti­que. Ces enfants se sont battus si long­temps, pas seu­le­ment en Sierra Leone mais par­tout où il y avait un conflit. Ils ont fait des tas de choses mons­trueu­ses, nom­breux sont morts, nom­breux ont tué. En fin de compte, ceux qu’on appelle à témoi­gner, ce qu’on expose dans ce genre de mani­fes­ta­tions sont les maillons les plus fai­bles d’une longue chaîne, les enfants. J’ai trouvé cela tout à fait injuste, je me suis dit que j’allais faire un film sur la manière dont un dis­po­si­tif censé panser des plaies, en fait, a toute l’appa­rence d’un procès à mes yeux. Dès que vous mettez quelqu’un en face d’une audience, en par­ti­cu­lier si vous expo­sez des bour­reaux à leurs vic­ti­mes, pour parler des mau­vais trai­te­ments qu’ils leur ont infli­gés, bien évidemment il y aura un juge­ment sur eux et sur leurs actes. Le pays, Le moment auquel cela se passe ne fait aucune dif­fé­rence en ce sens, ils seront jugés. Et je ne suis pas vrai­ment convaincu qu’ils doi­vent porter un tel far­deau.

Je vou­lais réel­le­ment poser un regard cri­ti­que sur les Commissions Vérité et Réconciliation et dire : « Est-ce vrai­ment la Justice ? ». Car des ques­tions demeu­rent. Où sont tous les autres, ceux que l’on devrait voir dans ce genre d’audien­ces publi­ques ? Où ces hommes se pro­cu­rent-ils leurs armes ? Comment quelqu’un comme Charles Taylor, le diri­geant du Liberia, a-t-il été ins­tru­men­ta­lisé dans tous ces conflits ? Où sont les gens avec qui il fai­sait affaire ? Ils sem­blent tou­jours s’évanouir au moment des comp­tes. Toutes ces enti­tés plus ou moins abs­trai­tes qui tirent le profit final de tout ça, elles ne se tien­dront jamais à la barre. Je vou­lais vrai­ment lais­ser se dérou­ler cette com­mis­sion et per­met­tre à chacun de tran­cher pour lui une seule ques­tion. Qui porte vrai­ment la res­pon­sa­bi­lité ? Cette volonté a été un point de départ de la créa­tion du film pour moi.

Etait-ce Important que le per­son­nage retrouve la mémoire peu à peu, avec « l’aide » des témoins appe­lés à la barre ?

A Ezra ne se sou­vient vrai­ment pas s’il a tué ses parents ou non. Mais il se sou­vient d’autres choses. Il se sou­vient sur­tout de sa pre­mière rela­tion amou­reuse, la pre­mière fois qu’il a réel­le­ment res­senti l’amour. Cet enfant a été arra­ché très jeune à sa famille, il n’a connu qu’en envi­ron­ne­ment hos­tile, la pre­mière fois qu’il va croi­ser l’amour, la pre­mière per­sonne qui se soucie vrai­ment de lui, pas en tant que soldat, mais qu’être humain, va deve­nir le seul sou­ve­nir qui lui reste.

La manière dont la mémoire lui revient peu à peu à tra­vers les témoi­gna­ges au fil des audien­ces est la repro­duc­tion de ce que j’ai décou­vert au contact de ces enfants alors que je fai­sais des recher­ches. Je leur ai posé des ques­tions extrê­me­ment pré­ci­ses aux­quel­les ils répon­daient tant qu’ils le pou­vaient. Mais il y avait sin­cè­re­ment de nom­breu­ses choses dont ils ne se sou­ve­naient pas. La guerre est en envi­ron­ne­ment pour le moins chao­ti­que. Le conflit est par­tout, rien n’a beau­coup de sens. Ces enfants ne savent pas pour quoi ils se bat­tent. On leur dit « demain vous allez atta­quer un vil­lage ». Ils se pré­pa­rent, et ils y vont. Ils sont pris au piège et ils essaient de s’en sortir. Est-ce que ce vil­lage est celui d’où ils vien­nent ? On ne leur donne même pas ce genre d’infor­ma­tions. C’est aussi le moyen de les rendre insen­si­bles à ce qu’ils sont sup­po­sés faire.

Ce dont il se sou­vient, c’est ce qui a changé sa vie à jamais. Sa ren­contre avec Mariam (Black Diamond) et la décou­verte de l’amour. Il pré­fère parler de ce nou­veau sens à sa vie. Et les frag­ments de la guerre qui lui res­tent en mémoire sont plutôt pour sa défense, les armes qui abon­daient, la drogue qu’on leur pro­cu­rait à foison. C’est Onisha, sa sœur, qui com­plète l’his­toire. Il ne se sou­vient vrai­ment pas. Il ne sou­vient pas avoir tué ses parents, il ne com­prend pas de quoi on l’accuse. C’est la com­plexité d’Ezra. De quoi nous sou­ve­nons nous ? De quoi choi­sis­sons nous de nous sou­ve­nir, par pro­tec­tion le plus sou­vent. C’est une expres­sion du sub­cons­cient. Imaginez qu’il doive en effet croire qu’il a tué ses parents ! Il sait que cela le dévas­te­rait. Ce n’est pas un choix qu’il fait de ne pas se sou­ve­nir, c’est seu­le­ment la façon dont sa mémoire a tra­vaillé, en blo­quant cer­tai­nes choses. Elle cher­che à éviter l’éclatement de son esprit. Ezra est avant tout une réflexion sur ce qu’on se rap­pelle. De quoi se rap­pelle-t-on vrai­ment. Je ne vou­lais pas être avant tout dans un souci de la nar­ra­tion, mais jouer avec com­plexité de la mémoire. La mémoire fonc­tionne en éliminant, il ne reste vite que des bribes qu’il faut arti­cu­ler pour qu’elles pren­nent du sens. La mémoire et le trau­ma­tisme, c’est le sujet du film.

Le film parle de la mémoire et de l’iden­tité. On devine la réfé­rence à l’Histoire. Selon vous, est-on égal à la somme des actes que l’on commet ?

Non. C’est impos­si­ble par ce que nous réa­gis­sons cons­tam­ment à des énergies exté­rieu­res. Les actes que l’on commet doi­vent tou­jours être envi­sa­gés en tenant compte des autres forces en pré­sence qui ont influé sur nous.
Ezra est-il mau­vais ? Je ne le dirai pas per­son­nel­le­ment. Je me gar­de­rai bien de toute décla­ra­tion à la George Bush : « Evil guy » ! Rien n’est aussi simple. Si tu regar­des son his­toire et que tu fais un paral­lèle avec l’his­toire de la colo­ni­sa­tion et de la néo colo­ni­sa­tion qui se pour­suit aujourd’hui encore, tu com­prends qui est Ezra. Comment il est devenu celui qu’il est, celui qui est jugé. Ezra, comme tous les per­son­na­ges du film, a hérité une cer­taine his­toire. Esclavage, Colonialisme… Et ça ne s’arrête pas juste parce qu’on le dit. Je suis vrai­ment heurté par cette idée que « OK, l’escla­vage appar­tient au passé (ce qui n’est vas exact), la colo­ni­sa­tion appar­tient au passé (ce qui n’est pas exact). Il faut aller de l’avant !

Mais tout ça a existé, et existe encore, que cela vous plaise d’en parler ou non ! On ne peut pas cla­quer des doigts et aller de l’avant comme si de rien n’était.

Des peu­ples ont été fon­da­men­ta­le­ment ébranlés, décultu­rés. Ils essaient aujourd’hui de trou­ver leur propre sens de l’exis­tence. Leur propre cons­cience d’eux-mêmes.

Si on prend le cas de la Françafrique. Qu’est-ce qui se passe ? Un pays sort de la guerre exsan­gue, détruit, par­tiel­le­ment occupé. Que fait-il ? Il va se servir dans ses colo­nies de toutes les riches­ses néces­sai­res à recons­truire ! Les anglais en ont fait de même. L’Europe s’est recons­truite grâce à la richesse de ses colo­nies. Et pour faci­li­ter l’accès à ces riches­ses, ils ont ins­tallé des marion­net­tes. Que l’on parle d’Eboué au Tchad, d’Houphouët en Côte d’Ivoire, de Bongo au Gabon… Ce sont tous des marion­net­tes, des éléments qui aident les riches­ses du conti­nent à s’expor­ter en pre­nant leur toute petite part du gâteau. Et c’est tout un pro­ces­sus qui ne cesse de se per­pé­tuer jusqu’à pré­sent. Il ne faut pas oublier que cela est l’envi­ron­ne­ment dans lequel éclosent les conflits en Afrique. Avant de juger quelqu’un pour ses actions, il y a tous ces éléments à pren­dre en consi­dé­ra­tion. Quelles sont les influen­ces de l’exté­rieur sur l’esprit de quelqu’un, sur l’esprit de ces enfants ? Comment la gou­ver­nance de ces colo­nies a soi­gneu­se­ment sapé les chan­tiers d’éducation. Si vous vous éduquez, vous pouvez arri­ver à péné­trer l’élite. Il aurait pu émerger un nou­veau lea­der­ship dans le Sud si on n’y avait encou­ragé l’éducation, mais ce n’est pas ce que sou­hai­tent ceux qui gou­ver­nent. Il y a tou­jours eu une petite élite formée à l’étranger pour diri­ger l’Afrique, et une élite cor­rom­pue de sur­croît. Ezra incarne la colère et l’amer­tume de ce sen­ti­ment d’être exploi­tés que beau­coup d’entre nous par­ta­gent. Tous ces éléments d’oppres­sion exer­cés sur lui doi­vent être pris en compte.
Je ne peux pas juger Ezra. Ezra n’est pas le cou­pa­ble. Si mon fils de 6 ans m’était enlevé et qu’on lui appre­nait n’importe quoi, à 14 ans il pour­rait être n’importe qui, faire n’importe quoi.

Le cas­ting de votre film est très inter­na­tio­nal. Pourquoi cette volonté de votre part ?

C’était un choix tout à fait cru­cial pour moi. Je tenais à faire jouer des acteurs de tous hori­zons, qui incar­naient vrai­ment une idée de pana­fri­ca­nisme. J’ai choisi des acteurs d’ori­gine afri­caine venant de Londres, de paris, d’Ouganda, d’Afrique du Sud, du Rwanda, des Etats-Unis… Ce la me parais­sait juste, impor­tant pour un film qui traite d’enjeux aussi impor­tants pour l’Afrique. Cela ne me semble pas non plus man­quer de per­ti­nence aujourd’hui si l’on fait une com­pa­rai­son avec la situa­tion des ghet­tos noirs amé­ri­cains, de Haïti… Là où il y a des peu­ples noirs. Ce sont les défis héri­tés du passé. Les enfants d’aujourd’hui ont hérité d’un sys­tème for­mi­da­ble­ment cor­rompu. C’est encore une fois ce que je vou­lais sou­li­gner avec cette inter­ro­ga­tion de la « Justice ».

Je vou­lais vrai­ment que les thèmes abor­dés par le film soient expri­més dans leur per­ti­nence bien au-delà d’un pays ou d’un épisode his­to­ri­que. Je vou­lais mon­trer que ça ne peut pas être aussi simple que « Des afri­cains tuent des afri­cains ». Pourquoi le font-ils ? Pendant la seconde guerre mon­diale, sous le gou­ver­ne­ment de Pétain et alors que De Gaulle menait la résis­tance, des Français ont tué des Français ! De Gaulle a envoyé des hommes bom­bar­der Paris. Même chose aujourd’hui en Irlande.

Il ne s’agit d’ailleurs même plus d’enjeux afri­cains. C’est bien plus global. Ça a à voir avec l’état misé­ra­ble du monde. On pour­rait citer beau­coup d’exem­ples qui répon­dent au même schéma. J’espère que les gens n’y ver­ront pas qu’un enjeu propre à l’Afrique. Le monde est tenu par un petit nombre de gour­mands qui régu­lent tout en pen­sant à leur propre profit, et les autres ne font que les regar­der en se disant qu’on ne peut rien y faire et s’en accom­mo­dent.

Je vou­lais rendre sen­si­ble dans ce film pour le plus large public pos­si­ble que la manière dont le monde est pensé, cons­truit et admi­nis­tré depuis des siè­cles est basé sur la cor­rup­tion et l’inté­rêt. Et la cor­rup­tion ne vient pas des pays qui en souf­frent, mais de l’exté­rieur. Mais fina­le­ment cette pres­sion de l’exté­rieur per­ver­tit tota­le­ment l’inté­rieur et c’est ce que l’on aime à pré­sen­ter en géné­ral. Je ne vou­lais pas m’engouf­frer dans cette brèche. Je vou­lais pous­ser le ques­tion­ne­ment aux ori­gi­nes de la per­ver­sité. D’où vient-elle ? Les choses res­tent encore et tou­jours les mêmes parce qu’une poi­gnée de déci­deurs sont très heu­reux que rien ne change. L’Afrique n’est pas pauvre. C’est au contraire un conti­nent très riche, dont les peu­ples et les pays sont main­te­nus à des­sein dans une pau­vreté qui faci­lite leur exploi­ta­tion.

C’est l’idée énoncée dans « Bamako », de Abderrhamane Sissako, que l’Afrique n’est pas pauvre mais vic­time de ses riches­ses.

Je n’aime pas l’emploi du terme vic­time. Pour moi les vic­ti­mes sont ceux qui n’ont pas de voix pour parler de ce dont ils sont témoins. Mais il existe tout de même un schéma de domi­na­tion, de décultu­ra­tion, pensé pour main­te­nir des peu­ples ser­vi­les, dévoués à une cer­taine idée humai­ne­ment absurde de ce qui doit être ou non. C’est injuste.

La France est riche, per­sonne ne pour­rait penser qu’elle devienne une vic­time de sa richesse ! C’est de l’homme qui tient le revol­ver que l’on est la vic­time. L’Afrique est comme un homme qui se tien­drait debout face à une arme poin­tée. « Fais ça où nous sau­rons te briser ». Et tout cela est orga­nisé de manière très métho­di­que.

C’est pour­quoi je n’aime pas employer le terme de vic­time. Si tu parles de vic­time pour l’Afrique, tu lui dénies son combat. Il y a un combat en Afrique pour la liberté, comme il y en a tou­jours eu un. Lumumba, N’Krumah, on pour­rait en citer tel­le­ment, des hommes qui se sont battus pour l’unité afri­caine pour sortir l’Afrique de sa domi­na­tion. C’est un combat qui est sou­vent passé sous silence mais il existe, et ce mot de vic­time qui est sou­vent asso­cié à l’Afrique tend à faire un por­trait passif des afri­cains, comme s’ils étaient assis à contem­pler impuis­sants le désas­tre sans essayer d’agir. Ce n’est pas le cas. Les gens essaient de se battre cons­tam­ment, mais les adver­sai­res à qui ils s’oppo­sent sont beau­coup plus puis­sants. Peut-être qu’il fau­drait trou­ver d’autres maniè­res de pro­cé­der.

Pourquoi est-il impor­tant que des réa­li­sa­teurs afri­cains s’empa­rent des enjeux du conti­nent et les trai­tent dans leurs pro­pres films ?

Hollywood peut faire tous les films qu’elle veut. Mais quand quelqu’un a un inté­rêt dans l’his­toire qui est racontée, il faut en tenir compte. Si je reprends l’exem­ple de la Seconde Guerre Mondiale, ima­gine que les alle­mands aient gagné, ils feraient des films sur le sujet qui le pré­sen­te­raient d’un point de vie tout à fait dif­fé­rent ! C’est impor­tant que celui qui raconte une his­toire se sente mora­le­ment impli­qué, mais dans un sens juste. Si tu racontes une his­toire et que je la raconte aussi, nous aurons déjà des points de vue dif­fé­rents. Si je raconte en plus une his­toire qui est la mienne, celle de là d’où je viens, évidemment que mon regard sera dif­fé­rent du tien. Je ne suis pas satis­fait qu’un film comme « Blood Diamonds » essaie de me vendre de la sym­pa­thie pour un mer­ce­naire blanc. Et pour­tant c’est ce que fait le film, en vou­lant rendre le sujet sexy ! Et pen­dant ce temps je vois dans le film des afri­cains mourir par cen­tai­nes comme des mou­ches, mais cette his­toire là n’est pas inté­res­sante ! Ce qui est inté­res­sant c’est la rédemp­tion de ce per­son­nage qui va vou­loir se rache­ter parce qu’il a trouvé l’amour… Ce n’est pas une his­toire afri­caine, au mieux une his­toire de repen­tance occi­den­tale. Idem pour le film sur Amin Dada ou ceux tour­nés sur le Rwanda. Dans une cer­taine mesure je trouve que c’est un cinéma révi­sion­niste. Toujours en train de se défen­dre « Nous, on a vrai­ment essayé, mais il y avait ce leader afri­cain cor­rompu ». Ils étaient tous en rela­tion étroite avec le sys­tème qui les accuse. Mais en même temps je pense que tout le monde peut raconter toutes les his­toi­res. En fin de compte, tout est ques­tion de com­pré­hen­sion. A quel point com­prends-tu ce dont tu parles ? Et il y a aussi le res­pect. Quel res­pect as-tu pour ceux dont tu parles ? Beaucoup des films aux­quels je fai­sais réfé­rence ne contien­nent mal­heu­reu­se­ment aucun des deux. Tout le monde peut filmer une scène de guerre. Cela n’a rien de dif­fi­cile. Recréer une scène de guerre, la filmer avec un aspect docu­men­taire pour accen­tuer l’impres­sion de réel, c’est à la portée de tout le monde. Ce qui est dif­fi­cile, c’est de tou­cher l’esprit. Essayer de décrire quel­les sont les condi­tions de des­truc­tion de l’esprit qui ren­dent pos­si­bles ce genre de choses. Quelle idéo­lo­gie, quelle pensée a ainsi fait de l’Afrique ce qu’elle est deve­nue aujourd’hui. Celui qui se pose toutes ces ques­tions et qui accepte d’affron­ter les répon­ses fera for­cé­ment un film très pro­fond.

Le cinéma afri­cain connaît de gran­des dif­fi­cultés, autant en termes de finan­ce­ment pour la pro­duc­tion qu’en termes de dis­tri­bu­tion ou de dif­fu­sion de ses œuvres exis­tan­tes. Croyez-vous que cela soit lié au fait qu’il pré­sente un point de vue dif­fé­rent sur les sujets qu’il traite ?

Oui, en grande partie. Surtout au regard des films qui sont dési­gnés ici comme du grand cinéma afri­cain. Je sais des­quels il s’agit et je ne suis pas d’accord pour bon nombre d’entre eux. L’Afrique, de par son his­toire, est un conti­nent éminemment poli­tisé.Ces 15-20 der­niè­res années, on ne peut pas dire qu’il n’y ait pas eu de films afri­cains pré­sen­tés en Europe, mais c’est tou­jours un dis­cours qui accuse la tra­di­tion qui est mis en avant. La tra­di­tion n’est pas res­pon­sa­ble de tous les maux, elle n’est pas selon moi le mal qui gan­grène le conti­nent. De plus, je pour­rai encore une fois trou­ver en France des exem­ples de poids han­di­ca­pant de la tra­di­tion, pardon d’en reve­nir à la France comme contre-exem­ple mais c’est vrai ! Comment se fait-il qu’en France le poids de la tra­di­tion ne semble pas mena­cer le pro­grès, s’il existe un pro­grès ?

Les enjeux d’un conti­nent tout entier ne peu­vent pas se résu­mer au poids de la tra­di­tion. Les maux qui frap­pent l’Afrique aujourd’hui ne décou­lent pas de l’affron­te­ment de la moder­nité et du passé. Je trouve assez insul­tant d’en reve­nir tou­jours à cette ques­tion. De plus, il me semble évident qu’il n’y a pas là non plus de hasard, que tout cela est déli­béré. C’est une manière de conser­ver l’Afrique, ses cultu­res et ses peu­ples dans une sorte de passé roman­ti­que, de relayer une vision exo­ti­que que beau­coup de gens atten­dent encore de l’Afrique. Parce que la vérité est top crue. Par le passé il y avait des cinéas­tes plus enga­gés en Afrique et ces film ont pro­gres­si­ve­ment dis­paru. Aujourd’hui j’espère qu’il y une forme de résur­gence d’un cinéma qui essaie de faire un autre por­trait du conti­nent, de faire la des­crip­tion plus fidè­les des tiraille­ments qui le ron­gent. L’Afrique est un conti­nent qui conti­nue de se battre avec son passé. C’est la réa­lité. Et tant que le pro­blème de la domi­na­tion occi­den­tale sur le conti­nent ne sera pas réglé, je ne crois vrai­ment pas qu’il y ait d’autres enjeux inté­res­sants à abor­der pour moi.

Cela dit, je pense que c’est une bonne chose qu’il y ait une mul­ti­tude de voix dif­fé­ren­tes au cinéma. Il y a d’excel­lents films de vil­lage ! Mais à force de tra­vailler à une image du cinéma afri­cain qui ne devrait res­sem­bler qu’à celui-là, les pos­si­bi­li­tés de pro­duire et de dif­fu­ser un cinéma qui aborde d’autres pro­blè­mes plus sen­si­bles res­te­ront mai­gres. C’est l’idée de l’agenda. On décide de ce dont il faut parler au public. Et il faut admet­tre que peu de gens ont envie d’enten­dre l’Afrique parler de ses réa­li­tés. Combien de réa­li­sa­teurs d’ori­gine afri­caine trou­vent des oppor­tu­ni­tés pour faire des films ici en France sur leur vie d’afri­cain en France ? Pas beau­coup ! S’ils com­men­çaient à vou­loir le faire ils per­draient tous les sou­tiens qu’ils ont. J’ado­re­rais faire un film sur la vie d’immi­grés afri­cains (y com­pris du Maghreb) vivant en France. Je sais quel film je ferai, par ce que je l’ai déjà vu ici dans les rues, dans les quar­tiers… Quand je suis venu à Paris j’étais pri­son­nier d’un cliché roma­nes­que de la ville lumière, de la vie des artis­tes. Mais au bout d’un temps la réa­lité vous frappe, et je n’ai pas aimé ce que j’ai vu. Prends les émeutes de 2005. Avant les émeutes, vers le mois de février, avec des ais et col­lè­gues nous avions rédigé une sorte de lettre col­lec­tive deman­dant au gou­ver­ne­ment d’être plus atten­tifs aux signes avant-cou­reurs. Il y avait déjà eu des feux, des foyers d’immi­grants incen­diés dans des condi­tions mys­té­rieu­ses. Nous l’avons envoyer à peu près à tous les orga­nes de presse impor­tants en France. Devine qui l’a imprimé ? Personne ! Personne n’a rien imprimé. Il y avait envi­ron 400 signa­tu­res d’artis­tes, d’avo­cats, de pro­fes­seurs. D’abord d’ori­gine afri­caine puis cela s’est étendu à qui­conque sou­hai­tait nous rejoin­dre. Rien ne s’est passé, les gens ne veu­lent pas enten­dre ça. Puis sont arri­vées les émeutes, et je me suis senti triste en pen­sant « Et voilà ! ». C’était pré­vi­si­ble. Ça ne fait que com­men­cer à moins que quel­que chose ne soit fait en pro­fon­deur. Je ne parle pas de nommer Rachida Dati ou de mettre un visage noir au JT. Ce truc est si vieux, plus per­sonne ne peut se faire avoir comme ça. Mais si tout conti­nue sans chan­ger, dans les pro­chai­nes années la situa­tion va être vrai­ment très tendue. Il y a une jeune géné­ra­tion qui a un sens de l’appar­te­nance com­plè­te­ment dif­fé­rent et qui refu­sent le trai­te­ment qu’on leur réserve. Ils l’ont vu infligé à leurs parents, ils ne sont pas prêts à accep­ter les mêmes sacri­fi­ces. Et quand ils finis­sent par se rebel­ler à force d’être réduits au silence, alors on est trop content de les filmer enfin pour les mon­trer sous ce jour cari­ca­tu­ral.

Liberté, Egalité, Fraternité. Ce sont des men­son­ges. Ce sont des jolis mots, puis­sants, mais ils ne cor­res­pon­dent à rien de ce qui se vit dans ce pays. C’est de la pub, et ça ne marche plus !

Les jeunes géné­ra­tions ont grandi ici dans un envi­ron­ne­ment dont on leur a dit qu’ils fai­saient partie et ils compte bien en faire plei­ne­ment partie. Et c’est leur droit le plus élémentaire.

Parlons de votre par­cours vers le cinéma. Vous avez grandi au Nigéria à l’époque des événements au Biafra. Est-ce que la volonté d’expri­mer vos convic­tions poli­ti­ques vous a guidé dans votre choix de car­rière ?

Non. J’ai vrai­ment com­mencé à res­sen­tir cet impé­ra­tif poli­ti­que dans mon cinéma après avoir fait « Rage » au Royaume Uni. Il y était ques­tion de muli­cultu­ra­lisme, c’était un mot très à la mode pen­dant les années 90. Aujourd’hui on pré­fère parler de diver­sité. Les mots n’arrê­tent pas de chan­ger mais au final c’est tou­jours le même pro­blème. Je me suis aperçu qu’une fois encore ce sont de belles paro­les mais la réa­lité du sys­tème se montre sous un jour bien dif­fé­rent. Il repose sur un racisme ins­ti­tu­tion­na­lisé. La police est raciste, l’éducation également, tout comme ici. Et tu sais pour­quoi ? Parce que c’est tou­jours la même ins­ti­tu­tion qui a orga­nisé l’escla­vage il y a des siè­cles. Vous pouvez avoir fait votre révo­lu­tion et tous les autres épisodes por­teurs de grand chan­ge­ment. Dans le fond rien ne change. L’ins­ti­tu­tion cher­che à défen­dre les inté­rêts de l’empire. Même si les empi­res n’exis­tent plus au sens pre­mier, ils conti­nuent d’exis­ter sous de nou­vel­les formes à tra­vers les com­pa­gnies mul­ti­na­tio­na­les entre autres, les ins­ti­tu­tions supra gou­ver­ne­men­ta­les… Aujourd’hui je veux mettre mon cinéma au ser­vice de ces ques­tions essen­tiel­les. Les rela­tions de domi­na­tion conti­nuent d’avoir cours. La France a tou­jours des accords mili­tai­res au Tchad. Le conflit en Côte d’Ivoire dans laquelle la France s’ingère. Il ne peut y avoir d’indé­pen­dance pour celui qui ne contrôle pas son économie, pour celui qui ne contrôle pas sa police ou son armée. Les pays d’Afrique de l’Ouest fran­co­phone sont tou­jours privés de leur indé­pen­dance. Ils doi­vent deman­der la per­mis­sion avant d’établir leur budget et de déci­der com­ment ils veu­lent uti­li­ser leur argent. Ces déci­sions conti­nuent d’être prises ici. De quelle indé­pen­dance parle-t-on ? Mon cinéma s’inté­resse à l’humain, aux gens, à ce qui nous fait agir et réagir. Pourquoi res­tons-nous blo­qués dans la médio­crité ? Si c’est ce qu’on appelle la civi­li­sa­tion, c’est une vaste blague. Il n’y a rien de civi­lisé là-dedans, ce ne sont que des men­son­ges, de l’agres­sion, du pou­voir. Rien de très évolué là-dedans. Celui qui a la plus grosse arme pèse le plus lourd au Conseil de Sécurité de l’ONU et décide com­ment doit être gou­verné le monde. Un jour cela sera vu et reconnu comme tel, c’est encore dif­fi­cile parce que nous vivons dedans, mais un jour cela sera appelé par son vrai nom. J’espère que mes films pour­ront aider à faire venir ce jour au plus vite. Il y a un pro­verbe afri­cain qui dit : « L’his­toire de la chasse n’est pas com­plète tant que le Lion n’a pas raconté sa ver­sion ». Tu sais, le chas­seur est libre de parler de la chasse et de raconter ses exploits, mais si le lion pou­vait raconter son his­toire, on aurait une autre pers­pec­tive. Mais il faut tout de même être étroit d’esprit pour croire que cela vous pro­fite vrai­ment sur le long terme. Tôt ou tard, les domi­nés se lèvent. Ils le feront encore. C’est l’Histoire qui parle. Je ques­tionne cette grande culture qui vante sa propre tolé­rance et son ouver­ture. Et en la ques­tion­nant, je me ques­tionne aussi. Longtemps je me suis satis­fait d’obser­ver de peti­tes choses, de les res­ti­tuer. Mais j’en suis venu à me deman­der ce qu’est vrai­ment un réa­li­sa­teur, au fond. Comment pour­rait-on être témoin de toutes ces choses et ne pas en parler ? Comment accep­ter des hon­neurs, des acco­la­des de féli­ci­ta­tion pour son tra­vail, des récom­pen­ses… Ils sont de belles sur­pri­ses et j’en appré­cie la valeur, j’appré­cie le geste, mais ils ne peu­vent pas être ma raison de faire ce que je fais. Je ne peux plus sup­por­ter que tout ça soit passé sous silence. Cela me ronge, c’est dans mon esprit, au plus pro­fond de moi, et cela me ronge de l’inté­rieur. C’est comme ça qu’est né « Ezra ». Mon pro­chain film se passe dans mon pays, le Nigéria, sous un régime dic­ta­to­rial et mili­taire, et raconte l’his­toire d’un artiste. Comment vit, com­ment existe l’art dans un tel régime où la liberté d’expres­sion n’existe pas ? Après ça j’irai m’isoler et je ferai des natu­res mortes de plan­tes et de fleurs ; tu sais, la poli­ti­que vrai­ment, c’est dia­bo­li­que. La façon dont on la pra­ti­que en tous cas. Et cela t’aspire, peut détruire ton esprit. Je ne veux pas que mon esprit soit dévasté par la colère. Je ne veux pas deve­nir Ezra. Mais il est impor­tant que les gens qui voient, ceux qui savent, fas­sent enten­dre leur voix. Qu’ils aient le cou­rage de ris­quer la perte de leurs pri­vi­lè­ges. C’est très dif­fi­cile de ne pas s’enga­ger, mais c’est tout aussi dif­fi­cile de s’enga­ger parce que le chemin vers la sortie et très court et glis­sant. Avant de t’en rendre compte tu peux faci­le­ment être écarté. Nous, les artis­tes du Sud, nous avons le devoir de faire enten­dre nos voix et celles des mil­lions de per­son­nes que nous repré­sen­tons en le fai­sant.

Les cinéas­tes afri­cains sont ils des lions qui lut­tent pour leur survie afin de raconter leur ver­sion de l’his­toire ?

On peut dire ça ! Ce pays pré­fère ne pas regar­der son his­toire passée de trop près pour ne pas affron­ter ce qu’il serait obligé d’y voir. Je me sens contraint à pren­dre la parole dans ces condi­tions. Je déli­vre ma vérité et c’est tout. Le plus grand risque que j’encoure est de ne pas être financé pour faire un pro­chain film, je le prends. Chacun devrait se sentir forcé de raconter ce qu’il sait. Le lion essaiera tou­jours de raconter sa propre ver­sion de l’his­toire.

Propos recueillis par Sophie Perrin (Clap Noir)

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